Après avoir vu Get out l’an passé, j’avais commencé à prendre quelques notes sur le film, sans vraiment avoir l’intention d’en faire un texte. Il y avait déjà beaucoup d’articles et de commentaires, et les discussions sur les réseaux sociaux apportaient rapidement des perspectives intéressantes sur un objet subtil et complexe. Six mois plus tard, les Cahiers du Cinéma faisaient leur couverture avec le film (novembre 2017), à l’occasion d’un entretien somme toute assez décevant avec Jordan Peele. Autour de cet entretien, loin de proposer un aggiornamento de son approche des questions raciales et postcoloniales, la revue emblématique de la cinéphilie française – dont le statut a quelque peu évolué puisqu’elle n’exerce plus d’influence intellectuelle – donnait surtout l’impression de vouloir rattraper le train en marche en « rendant justice » aux cinéastes noirs étasuniens en quelques (maigres) pages. Dans son éditorial, le rédacteur en chef de la revue expliquait :
Nous avons préféré parler des cinéastes noirs américains plutôt que du « cinéma noir américain », notion qui revient trop souvent à parler de films réalisés par des Blancs (par exemple la majeure partie de la Blaxploitation). Ce n’est pas une question de droit (cf. la polémique sectaire pour savoir si Kathryn Bigelow avait le « droit » de filmer Detroit), car aucun groupe n’a le droit de préempter un sujet et de l’interdire à d’autres. Mais c’est une question de justice : les cinéastes noirs américains n’occupent pas la place qu’ils méritent.
Passons sur cette question « d’avoir le droit » ou de « ne pas avoir le droit » de traiter n’importe quel sujet : la formulation même de l’auteur montre qu’il n’a pas compris (ou feint de ne pas comprendre) de quoi il s’agit. De plus, en réduisant à l’état de « polémique sectaire » le débat sur le film de Bigelow, les Cahiers du Cinéma montraient essentiellement que, loin d’actualiser leur compréhension du cinéma africain-américain, ils prolongeaient en forme de contresens dramatique leur incompréhension de l’histoire et des enjeux de cette cinématographie. Autre élément significatif : en affirmant le choix de ne pas parler de « cinéma noir américain » mais des « cinéastes noirs américains », la revue donnait l’impression d’une crispation anachronique et hors-sujet sur la Politique des Auteurs qui avait fondé sa réputation. Il restait cependant le fait remarquable suivant : face au phénomène Get out, même les Cahiers du Cinéma avaient dû se contorsionner pour trouver le moyen de rattraper le train en marche et essayer de faire rentrer ce film atypique dans leur grille de lecture du cinéma.
C’est après avoir dispensé une série de formations pour enseignant.e.s du secondaire, dans laquelle j’ai utilisé des extraits de Get out pour travailler sur des méthodes d’analyse de séquence, que j’ai eu envie de revenir sur le film réalisé par Jordan Peele. Comme d’habitude sur ce blog, je n’ai pas l’ambition de livrer un travail complètement abouti ; il s’agit plutôt de mettre en forme des notes de réflexion qui me semblent complémentaires des textes qui ont déjà été publiés sur le sujet.
Pour Jordan Peele, ancien membre du duo (formé avec Keegan- Michael Key) connu sous le nom de Key&Peele (merci à Civan Gürel, fin spécialiste des USA, qui m’avait fait découvrir les sketches de ce duo infernal il y a bien des années déjà) le coup d’essai est devenu un coup de maître. Non seulement son premier long-métrage de fiction a remporté un vrai succès commercial (sur le marché US, plus de 175 millions de dollars pour un budget de 4,5 millions, 252 millions de dollars à l’international), mais il a rencontré également un certain succès critique. Distribué par Universal (le studio hollywoodien qui depuis les Universal Monsters des années 1920-1930 perpétue une certaine tradition du film d’horreur de série B, comme l’illustre le nouveau remake de La Momie, avec Tom Cruise, dont la première version date de 1932) et produit par Blumhouse, la société de Jason Blum, producteur spécialisé dans le film d’horreur à petit budget et à gros rendement (Paranormal Activity, Insidious, American Nightmare,…), Get out a, en France, touché en premier lieu le public urbain et la jeunesse noire et multiculturelle, suscitant dans les milieux militants un engouement inversement proportionnel au rejet de (ou à l’indifférence pour) Divines ou Bande de filles.
En France, le film a dépassé le million d’entrées, un score honorable mais qui ne permet pas de parler non plus de succès populaire. En revanche, il semblerait bien que le film ait réussi à toucher des publics spécifiques dans des proportions inhabituelles pour une production de ce type. L’étude rapide des chiffres (détail des entrées par ville, ratio Paris-périphérie/France,…) et des salles qui ont programmé le film permet d’affirmer que Get out a essentiellement été vu dans les grandes métropoles et surtout à Paris/périphérie. Ainsi, si le film de Jordan Peele réalise en France le deuxième meilleur démarrage à l’international après la Grande-Bretagne, la métropole parisienne concentre 39% des entrées en première semaine, avec 52 copies (pour 323 au national). Le coefficient Paris-Périphérie / France de Get out est de 2,5. Pour les non-initié.e.s, ce coefficient (on peut le trouver chaque semaine dans Le Film Français, l’hebdomadaire de référence de la profession cinématographique qui publie des chiffres détaillés – disponible en kiosque) indique le rapport entre les entrées France et les entrées sur la métropole parisienne. Plus le chiffre est élevé, plus le film réalise d’entrées en dehors de Paris/Périphérie. Plus il est bas, plus ses entrées se concentrent sur Paris/Périphérie.
Dans le cas de Get out, on constate ainsi que la semaine de sa sortie le film arrive en deuxième position au box-office national avec 465 265 entrées France (dont 181 000 à Paris/Périphérie), derrière Les Gardiens de la Galaxie 2 (817 941 entrées cette semaine-là, mais avec un cumul atteignant 2 219 280 entrées car le film est sorti la semaine d’avant). Les Gardiens… a un coefficient de 4,5, ce qui signifie que le film marche mieux en dehors de Paris/Périphérie que Get out – sans doute aussi parce qu’il est programmé dans un plus grand nombre de salles. De la même façon, Alien : Covenant a un coefficient de 3,9, et Fast & Furious 8 un coefficient de 5.
Get out a été plutôt bien programmé dans les salles d’Art et d’Essai et les multiplexes de centre-ville qui ont une programmation qualitative (version originale sous-titrée, films indépendants,…). On peut comparer avec le début d’année 2018 et la sortie de Black Panther qui, en 3è semaine (semaine du 2 au 8 mars) et 589 copies (le film est sorti sur 601 copies), totalise 2 534 000 entrées, avec une moyenne/copie de 1062 spectateurs.trices et un coefficient France/Paris de 3. Cette même semaine est sorti La ch’tite famille, qui dépasse largement le résultat de Black Panther et obtient dès la première semaine d’exploitation 2 429 906 entrées, sur une très importante combinaison de 843 copies, une moyenne de 2882 spectateurs-trices/ copie (salle), et un coefficient France/Paris de 10,4. Autrement dit : ce n’est pas vraiment la même France qui est allée voir les deux films… A Paris/Périphérie, La ch’tite famille réalise 260 031 entrées en 1ère semaine, sur 103 copies, avec une moyenne de 2525 spectateurs-trices/copie. En deuxième position, Black Panther réalise (en 3è semaine, donc) 203 882 entrées, sur 57 copies, avec une moyenne de 3577 spectateurs-trices/copie, soit plus de 3 fois plus qu’au niveau national.
Si l’on examine forums et réseaux sociaux, on s’aperçoit que Black Panther a notamment été vu par une catégorie plutôt diplômée et socio-politiquement active de la jeunesse multiculturelle française, le film ayant particulièrement mobilisé dans ce milieu, le bouche à oreille ayant aussi joué un rôle important. Mes observations empiriques tournent forcément autour de mon propre réseau, mais je pense que celui-ci constitue un indicateur fiable de l’impact de Get out dans les milieux racisés diplômés et/ou militants. Au-delà, la jeunesse postcolonisée des grandes métropoles a ainsi été davantage sensibilisée au film : sur les réseaux sociaux, Get out a suscité dans les milieux anti-racistes décoloniaux un véritable enthousiasme, avec le sentiment que pour la première fois depuis longtemps au cinéma, on s’en prenait avec précision aux faux-semblants de l’anti-racisme blanc. Au moment où la sphère médiatico-politique et les courants anti-racistes eux-mêmes étaient traversés par des débats intenses sur les modes d’action, le rapport à la politique traditionnelle, la nécessité de se détacher de l’anti-racisme blanc, les polémiques autour du Camp d’été décolonial et autres événements afro-féministes non-mixtes, je pense que le film de Jordan Peele est arrivé à point nommé. Il a donné une forme condensée et accessible à un débat compliqué, en légitimant efficacement un renversement du point de vue anti-raciste – ici, le racisme blanc n’a pas d’alibi.
Autrement dit, le public de Get out en France correspond sans doute (et en attendant que des études précises viennent confirmer, nuancer ou infirmer ces hypothèses) grosso modo aux contours sociologiques des polémiques « à gauche » de ces dernières années entre tenants de l’anti-racisme politique et contempteurs des dérives communautaristes. Si près de 40% du public de Get out se situe sur Paris/Périphérie dans les premières semaines d’exploitation du film, c’est donc aussi le reflet de la sociologie particulière de la métropole parisienne. L’importance des réseaux activistes et universitaires à Paris/Périphérie et dans les grandes métropoles a aussi permis de susciter de fortes attentes autour du film avant même sa sortie en mai en France (janvier aux Etats-Unis), notamment en relayant les débats qui avaient lieu outre-Atlantique – ce qui est un autre élément d’explication de la forte mobilisation du public en île-de-France, où l’on observe une moyenne de spectateurs/spectatrices par copie de 3480, contre 1440 au national.
Un casting habile
Le casting des deux personnages principaux est assez habile. D’un côté, Allison Williams (Rose Armitage), est une des têtes d’affiche de la série Girls (2012-2017) écrite et interprétée par Lena Dunham, produite par Judd Apatow et diffusée sur HBO. Cette série a clairement pour coeur de cible les jeunes femmes urbaines blanches et diplômées. Elle prolonge en quelque sorte Sex and the City, y compris en ce qui concerne le choix d’un casting exclusivement blanc (pour une série qui se situe en plein Brooklyn). Quand on pense à ce que ce quartier de New York a représenté dans les années 1980 – 1990 pour le cinéma de Spike Lee…
Dans le débat public étasunien, Girls a fait l’objet d’une polémique portant sur son whitewashing. Lena Dunham, a d’ailleurs reconnu que ces critiques étaient justifiées, admettant que le casting ne représentait pas la réalité de Brooklyn alors même que la série porte un discours « généralisant » sur la condition féminine. Toutefois, la prise en compte de ces enjeux dans les saisons suivantes n’a pas été jugée satisfaisante par nombre de commentateurs, qui considèrent que dans sa volonté de répondre aux critiques la série a cédé au syndrome du magical negro. Les critiques à l’encontre de Lena Dunham sont étayées, comme on peut le lire ici (elle est critiquée pour ses propos stéréotypés récurrents sur les hommes noirs, pour un texte sur le Japon pétri de clichés orientalistes, et des positions ambivalentes quant à ses usages d’un féminisme blanc manifestement aveugle aux problèmes raciaux de la société étasunienne). Ce qui reste difficile à évaluer d’une façon générale dans les études de réception – exercice qui dépasse le cadre de ce simple post de blog – c’est l’intensité et les modalités de circulation des contributions médiatiques entre les aires culturelles anglophone et francophone. Pour le dire autrement : il faudrait pouvoir étudier dans quelle mesure la réception française de Get out est informée par la réinterprétation et la traduction culturelle des controverses médiatiques anglo-saxonnes et l’assimilation et l’adaptation des concepts et méthodes théoriques et politiques.
On peut penser qu’Allison Williams dans Get out transporte avec elle quelque chose de cette polémique née autour du whitewashing de Girls. Son personnage fonctionne aussi comme un archétype du discours sur l’Amérique post-raciale, dont l’usage produit un sens différent selon qu’il sert la « blanchisation » de Brooklyn dans Girls ou la critique de la dépossession des subjectivités noires dans Get out. De son côté, Daniel Kaluuya (Chris Washington dans le film) n’est pas non plus un illustre inconnu. Il y a bien sûr son rôle dans un des épisodes les plus appréciés de Black Mirror (15 Millions Merits), mais également son rôle dans la série Skins (2007-2013) dont j’avais beaucoup aimé les premières saisons. Il représente cette génération de nouveaux acteurs noirs qui s’imposent sur la scène internationale en campant une masculinité déliée des stéréotypes ethno-raciaux habituels, et qui s’approprient un double enjeu : rendre visibles les corps noirs en tant que sujets au sein de l’industrie du cinéma et de la télévision. Je trouve ainsi la confrontation de cette actrice-là avec cet acteur-là dans Get out particulièrement intéressante.
Get out / Jordan Peele, 2017 (Universal Pictures / Blumhouse Productions)
Bien sûr, une bonne partie du succès du film réside dans sa forme. Le film de Jordan Peele se situe en effet aux antipodes du style sophistiqué de Moonlight qui, tout en développant un propos tout aussi remarquable, s’inscrivait davantage dans la veine « arty » des films de Steve Mac Queen que dans la filiation de Spike Lee et de ses comédies socio-politiques. Tout en revisitant l’argument du grand classique mais ô combien problématique Devine qui vient dîner ce soir (Stanley Kramer, 1967), Get out adopte clairement les codes du film d’horreur de ces dernières décennies (sans en être un à proprement parler), s’appuyant sur un système de références qui, c’est une bonne surprise, ne fonctionne pas comme un agrégat citationnel à la Tarantino.
Peut-on rire, etc.
L’ambivalence de la réception publique du film illustre la façon dont le film s’inscrit dans une certaine généalogie du film d’horreur, tout en essayant d’en faire un outil politique. Ainsi, à certains moments, on ne peut s’empêcher de penser au Wes Craven dernière époque à cette alchimie subtile entre peur et humour qui a fait le succès de la série des Scream (le premier opus date de 1996). A cet égard, Get out capitalise sur l’intégration par la génération des trentenaires et quarantenaires, coeur de cible du film, des codes du teen slasher movie dans sa version parodique (après Scream, on peut citer le cycle des Scary Movie qui démarre en 2000). Effectivement, la dimension humoristique et post-teen movie du film a bien fonctionné, en France en tout cas et auprès de différentes catégories de publics : une observation que j’ai menée dans différents contextes de projection (deux salles à Paris, deux salles en Seine-Saint-Denis, deux salles à Lille) et des échanges avec des spectateurs et spectatrices du film (6 entretiens) permettent de voir assez vite que les séquences supposées humoristiques du film fonctionnent quelle que soit l’inscription ethno-raciale. Mais Un article de Tari Ngangura critique précisément cette idée que Get out puisse être drôle à certains moments. Il témoigne du problème que lui pose la vision de spectateurs blancs qui rient pendant le film de situations qui correspondent à son expérience personnelle quotidienne en tant qu’homme noir. Pour Ngangura, les white liberals ne voient pas le film comme une critique de leurs actions, ils adoptent une position de spectateurs distanciés qui ne se sentent pas responsables des actes dépeints à l’écran. Comme le rappelle fort justement Ngangura : « il n’y a rien de drôle dans le racisme sauf pour ceux qui le voient sur une échelle de 1 à 10« .
Get out / Jordan Peele, 2017 (Universal Pictures / Blumhouse Productions)
D’un autre côté, il serait sans doute réducteur de prétendre que des spectateurs et spectatrices noir.e.s n’ont pas pu rire tout autant de certaines situations. Ce n’est d’ailleurs pas du tout ce dont parle Ngangura et il ne faudrait pas ici se méprendre sur le sens de sa critique. Ce qui lui pose problème c’est avant tout de voir des Blancs rire de certaines situations qui renvoient à l’expérience quotidienne du racisme. Je ne peux que partager sa critique, car elle me rappelle ma propre expérience de spectateur. Un exemple que j’utilise souvent parce que je le trouve particulièrement probant (ainsi celles et ceux qui me connaissent ne seront pas surpris.e.s de me voir le réutiliser ici, au contraire, il est même probable qu’ils me demandent d’en trouver un autre bientôt), c’est celui d’OSS 117, ce film de Michel Hazavanicius sorti en 2006. Le récit que je vais faire va peut-être sembler naïf, mais j’assume totalement cette naïveté : à mon sens elle montre bien à quel point en tant que victime du racisme on peut parfois « oublier » l’évidence et baisser sa garde simplement parce qu’on aurait besoin de vivre autrement que dans cette tension permanente.
J’ai vu OSS 117 une première fois à sa sortie, en 2006, à l’UGC de Bordeaux, une salle de centre-ville fréquentée à l’époque par un public plus que majoritairement blanc. Je m’étais alors senti agressé par les rires de la salle, et j’étais sorti de la projection assez en colère, jurant que je ne programmerai jamais pareil film raciste (j’étais alors programmateur de salle de cinéma), et j’envisageais même d’en faire un article (j’étais aussi critique de cinéma). Un ou deux ans plus tard, j’ai visionné ce film dans un tout autre contexte, chez moi en DVD et en famille, et j’avoue qu’on a beaucoup ri. La dimension humoristique du film ne produisait plus du tout la même signification. D’ordinaire les comédies françaises, lorsqu’elles introduisaient des problématiques ethno-raciales, s’avéraient tellement caricaturales qu’il n’était pas possible de se méprendre sur le sens du film. Avec OSS117, on a eu l’exemple d’une fiction assez habile pour jouer sur les deux registres. Je pense que je n’ai pas besoin d’en dire davantage pour clarifier mon propos. Cela ne signifie pas que le film soit dénué d’ambiguïtés qu’il ne faille pas discuter, mais cela souligne qu’il est plus complexe qu’on ne veut bien l’admettre dans un premier temps. A mon avis, il se joue quelque chose du même ordre avec Get out.
De qui et à qui parle ce film ?
En ce qui me concerne, j’ai d’abord vu Get out dans une salle au public mixte, mais je l’ai vu comme un film qui parlait d’une expérience du racisme dans laquelle je pouvais me reconnaître (le début du film à cet égard est exemplaire, avec toute l’angoisse qu’éprouve Chris à l’idée de rencontrer la famille blanche de sa compagne). C’est une sensation finalement violente et très physique, qui apparaît systématiquement dans ces situations de confrontation, une sensation immédiatement reconnaissable, qu’on déteste mais avec laquelle on a appris à vivre.
Du côté des références, on peut aussi penser à Shyamalan (dont le film Split, également produit par Blumhouse, a rapporté davantage que Get out à l’international mais moins sur le marché étasunien, tandis qu’en France il a réalisé environ 700 000 entrées de plus que Get out avec un coefficient de 3,6). Je me souviens que Sixième Sens (1999) apparaissait au moment de sa sortie comme un film d’horreur formellement inventif – aujourd’hui il semble étrangement daté, mais c’est parce qu’il fait partie des films qui ont eu une influence stylistique déterminante dans le genre. Split n’est pas si éloigné formellement de Get out, et on peut dire qu’en tant que spectateur/spectatrice on se trouve immédiatement en familiarité avec les effets narratifs et de mise en scène utilisés dans ces deux films. Enfin, après les films mainstream ou plus arty de l’ère Obama, Get out renoue en plus du reste – comme Fruitvale Station (Ryan Coogler, 2014) avant lui – avec une forme de réalisme social à la Spike Lee, à une époque où ce dernier y a renoncé (Inside Man, produit en 2006 par Universal également, en est un bon exemple) ou peine à retrouver l’efficacité de Do the Right Thing (on pense à Chi-Raq, en 2015). On ne peut donc qu’attendre impatiemment la sortie de Black Klansman, réalisé par Spike Lee et co-produit par Jordan Peele et Blumhouse (l’histoire d’un inspecteur africain-américain qui infiltre le KKK).
Jordan Peele ne prend pas beaucoup de risques. Il s’appuie sur les techniques bien rodées de ses prédécesseurs pour une mise en scène et un montage dont il maîtrise parfaitement les subtilités. Il privilégie l’efficacité et la clarté à l’audace formelle : son propos n’est pas de faire de Get out un jalon du film d’horreur ou du thriller ou un geste d’auteur. Il bénéficie aussi de son expérience passée sur MadTV et sur Comedy Central.
D’une certaine manière, il adopte une attitude à contrepied de la posture d’auteur que les Cahiers du Cinéma voudraient lui faire adopter. On ne lui en voudra pas, d’autant que le principal objectif du film, comme tout le monde l’a bien compris, est ailleurs. Les références, de Devine qui vient dîner ce soir (S.Kramer, 1967) à La Nuit des morts-vivants (G.Romero, 1968), contribuent à la séduction qu’exerce le film en fournissant un environnement familier et un niveau d’identification sophistiqué, mais elles servent surtout à mettre en évidence les travers de représentations que le consensus critique considèrent comme « progressistes ». La nuit des morts-vivants par exemple a souvent été loué pour sa critique du racisme et pour son personnage noir (Ben, interprété par Duane Jones) qui, fait remarquable, survit jusqu’à la fin du film avant d’être abattu par les policiers qui le confondent (?) avec un mort-vivant.
La nuit des morts-vivants/Night of the Living Dead, George A.Romero, 1968 (Laurel Productions / Image Ten)
Alors, évidemment, quand à la fin de Get out la voiture de police surgit, capturant dans le faisceau lumineux de ses phares un Chris Washington en sang penché sur le corps de sa victime, on s’attend à ce que cela finisse mal pour lui. Surprise : c’est son ami Rod qui apparaît et lui vient en aide. Une manière habile de renvoyer l’anti-racisme blanc à ses limites et de reposer les conditions de l’anti-racisme depuis une subjectivité noire. Peele a expliqué à diverses reprises que la fin prévue initialement montrait l’arrivée de la police. Dans l’entretien qu’il donne aux Cahiers du Cinéma, il explique avoir modifié la fin au cours du montage du film car les affaires Trayvon Martin, Mike Brown,… avaient brisé définitivement le mythe obamien d’une Amérique post-raciale.
Dans la revue Cineaste (numéro d’été 2017), Steve Erickson considère que la « blanchité » (whiteness) n’est pas seulement une « source de terreur » pour Chris, mais aussi pour les Blancs eux-mêmes. Erickson remarque ainsi que la blanchité est associée à la sénilité, à l’incapacité corporelle, tandis que les corps noirs idéalisés « sont une source de force ». Si ce rapport aux corps noirs s’ancre évidemment dans des stéréotypes racistes éculés, dans le film le discours post-racial de l’appropriation culturelle dévoile toute se violence au fur et à mesure que l’on comprend qu’il s’agit aussi littéralement d’une appropriation corporelle. Impossible ici de ne pas penser, comme Erickson le note, à l’utopie du cyborg post-humain, à ces films comme The Island, qui mettent en scène l’effacement du corps noir et la régénération d’une civilisation blanche confrontée à l’angoisse de la disparition et de la dégénérescence (voir ci-dessous le montage de la séquence de fin).
The Island, Michael Bay, 2005 (Dreamworks/Warner Bros)
Avec une ironie consciente, Get out utilise le schéma narratif conventionnel du récit de l’épreuve initiatique, du vitalisme et de la régénération attaché au corps masculin blanc dans le cinéma hollywoodien pour mieux le retourner. Le voyage depuis la ville (ici New-York, essence de l’Amérique civilisée et sophistiquée) jusqu’à la campagne et l’intérieur des terres des valeurs simples et authentiques (mais déformées et perverties comme on s’en aperçoit progressivement) où se joue une opération de défamiliarisation, épouse la forme d’un parcours initiatique et d’une plongée dans un territoire aux limites de la civilisation, mais n’en tire pas les mêmes leçons.
(Chris remarque bien à son arrivée que le jardinier et la servante Georgina agissent étrangement : il ne sait pas encore que ce sont des Blancs dans des corps noirs, et rien ne permet de le deviner, d’autant qu’ils exécutent des tâches subalternes).
Réception critique
Je voudrais à présent en venir au point qui m’a particulièrement intéressé dans Get out. Le passage suivant d’une critique des Inrocks résume bien la façon dont la critique française a globalement vu le film : on parle d’un film qui « expose avec une puissance et une intelligence redoutables les mécanismes du racisme, ces processus qui partout se ressemblent, quand bien même les contextes historiques diffèrent. » Et surtout : « on perçoit la réalité différemment selon sa couleur de peau . » Deux idées donc, a priori, qui reviennent aux éléments que j’ai déjà discutés jusqu’ici : d’une part le film serait une analyse critique de la mécanique raciste dans son universalité. D’autre part, l’inscription ethno-raciale modifierait le point de vue que l’on porte sur l’histoire de Chris.
Sur le premier point : l’idée d’une nature universelle de la mécanique raciste (« quels que soient les contextes historiques« , « ces processus qui partout se ressemblent« ) est une affirmation aussi consensuelle qu’erronée. Que le racisme soit un phénomène répandu (sur toute la planète) ne saurait faire débat, les récentes discussions sur la négrophobie – et son caractère systémique – en Afrique du Nord en témoignent. En revanche, on ne peut engager avec une telle désinvolture Get out au service d’une « dénonciation universelle du racisme » lorsque ce film travaille autant à ancrer sa description des mécaniques racistes dans une continuité socio-historique bien précise. Plus perversement, de tels commentaires ouvrent la porte à la réversibilité du racisme, autrement dit à la possibilité du racisme anti-blanc, ce vieux fantasme lepéniste dont la popularité semble gagner de nouveaux cercles. Car, en effet, ce n’est pas simplement aux « phénomènes » racistes que s’intéresse Get out mais à la dimension systémique du racisme et à son intrication avec la définition même de la blanchité dans le contexte étasunien et occidental.
Je vois donc surtout dans ce passage du texte des Inrocks une illustration de la façon dont les opérateurs du discours hégémonique sur le racisme au mieux peinent à comprendre les enjeux contemporains d’une représentation anti-raciste non-blanche, ou au pire instrumentalisent tactiquement l’universalité pour mieux occulter la place des Blancs en tant que groupe social dans le racisme systémique discuté ici. On a compris que ce glissement – cette façon de suggérer une universalité anhistorique du racisme – permet aux Blancs progressistes qui regardent Get out de se démarquer des Blancs progressistes critiqués dans le film. Cette distinction fonctionne et trouve un écho favorable d’autant plus aisément que les Blancs du film appartiennent à un milieu social privilégié qui a peu à voir avec la réalité du mode de vie de la plupart des Blancs aux Etats-Unis ou ailleurs. Toutefois, le choix d’inscrire les Blancs du film dans ce milieu-là permet d’insister politiquement sur l’intrication de la domination raciale et du capitalisme à travers l’évocation de l’esclavage. Il est essentiel de ne pas oublier que Get out est d’abord un film étasunien. Même s’il est inévitablement ouvert aux interprétations et aux réceptions différenciées à travers le monde, il n’en reste pas moins que son propos n’est absolument pas l’universalité du racisme mais bien l’étude de certaines de ses formes spécifiques.
Dans un registre similaire, la critique du Monde , en voulant prendre parti aux côtés des intentions affichées ou supposées du film (critiquer les white liberals), démontre involontairement la dimension racialement située du discours critique. Ainsi du passage suivant : « C’est parce que tout a l’air apaisé que tout semble dérangeant. Rien de plus raciste que l’antiracisme lorsqu’il s’évertue à gommer l’altérité de l’autre. » En reprochant – avec justesse – à un certain discours anti-raciste universalisant de n’accepter l’Autre qu’à travers son intégration/assimilation – dans le sens d’un effacement des éléments de sa subjectivité – le critique énonce en même temps la position depuis laquelle il élabore cette réflexion : car pour la personne racisée engagée dans un combat antiraciste le problème n’est pas tant de défendre l’intégrité de son altérité que de ne plus se constituer/être constituée comme Sujet en tant qu’Autre. Une des qualités de Get out est d’ailleurs de cerner avec lucidité les conditions d’un tel projet politique.
Je ne crois pas me tromper en affirmant que Get out n’adopte pas du tout la perspective d’une critique du racisme universel ou d’une critique universelle du racisme. C’est peut-être rassurant d’imaginer cela… Je trouve au contraire que le film de Jordan Peele se situe dans la droite ligne de ses sketches, comme celui intitulé Alien Imposters. La mécanique raciste est clairement située – ce qui apparaît de façon évidente dans la façon dont le film exploite finement et de façon lisible une imagerie pré-Guerre de Sécession (« ante bellum imagery« , dixit Steve Erickson, dans Cineaste, été 2017) : à travers les costumes de certains personnages, la peinture de certains rôles et activités quotidiennes, des éléments de décor et certaines qualités des rituels sociaux.
Sur le deuxième point : (l’idée que l’inscription ethno-raciale modifierait le point de vue que l’on porte sur l’histoire de Chris.) Indéniablement, le point de vue que l’on porte sur le récit de Get out ne peut absolument pas être le même selon qu’on est soi-même victime du racisme ou pas. J’ai déjà raconté plus haut mon expérience personnelle avec OSS 117, qui me permet d’insister sur l’importance de la réception (critique et publique) et du contexte de production et de réception (discours promotionnels, situations socio-économiques, genrées,…) dans la production de sens. L’analyse de l’objet filmique autonomisé telle qu’elle a longtemps été pratiquée n’est pas suffisante, pire elle peut produire des contresens. Pour autant, il n’est pas toujours facile ni même possible de faire tenir dans un même mouvement ces différentes dimensions de l’analyse, c’est d’ailleurs précisément la limite des présentes notes de travail, et j’en ai bien conscience.
Ce qui m’a profondément frappé dans Get out, c’est bien la capacité du film à restituer avec une justesse rare au cinéma l’expérience du racisme telle que je peux moi-même la vivre (de façon relative, bénéficiant souvent du privilège d’un white passing du fait de ma complexion et de ma double ascendance marocaine et française-blanche) : les angoisses de Chris à l’idée de rencontrer la famille de sa petite amie, le sentiment d’être constamment observé, évalué, le sentiment de dissociation, la capacité à jouer des rôles sociaux, etc. Cependant, cette constatation me conduit à relever une contradiction. Pour le spectateur arabe que je suis, cette identification à l’expérience de Chris ne peut être qu’une identification secondaire. Plus gênant, la possibilité même de m’identifier dans un registre que je perçois comme authentiquement à l’expérience de Chris ne procède-t-elle pas de cette part « universelle » du racisme dont je critiquais l’idée à l’instant ?
De toute évidence, comme je l’ai suggéré précédemment, le film n’a pas seulement plu à un public noir, et nombre de Blanc.he.s qui se considèrent ou non comme des allié.e.s de la lutte anti-raciste ont adhéré au discours critique du film sans forcément se sentir visé.e.s par la charge qu’élabore le film contre l’anti-racisme « universaliste ». L’idée assez répandue aux Etats-Unis et en France dans les commentaires critiques et publics du film que « la cible principale [de Get out] est le racisme et l’hypocrisie des progressistes blancs » (Steve Erickson) me pose problème dans la mesure où je pense qu’il s’agit d’une dimension secondaire du film. Il n’est pas question de nier, contre le réalisateur lui-même, cette intention manifeste du film. Mais je pense qu’une bonne partie du succès du film auprès des personnes racisées découle surtout de sa capacité à restituer à travers l’histoire de Chris l’expérience quotidienne du racisme, à laquelle on va s’identifier.
Autrement dit, ce qui fait de Get out un film remarquable dans le contexte actuel c’est sa capacité à filmer depuis le contrechamp de l’altérité raciale une critique explicite de l’anti-racisme « universaliste » qui est, au-delà, une critique des conditions mêmes de la représentation filmique des corps noirs. Dans ce rapport champ/contrechamp, la sortie, un an après Get out, de Black Panther, blockbuster qui a rencontré le succès mondial que l’on sait, vient symboliquement compléter le travail. Si Get out filmait depuis le contrechamp, le film de Ryan Coogler vient occuper le champ.
Ce travail du champ/contrechamp constitue à mon sens la piste la plus passionnante que ces deux films permettent d’explorer. Je me propose donc d’y revenir plus longuement dans un prochain post.
Deadlink pour Alien Imposters…
Visionnable ici : https://www.dailymotion.com/video/x4bmuw2
Important à mes yeux de rendre le sketch visible parce que ces 3mn illustrent brillamment ta non moins brillante analyse et mettent en scène, avec plus de finesse qu’il ne semble, les paradoxes liés aux questions de points de vue et d’universalité du racisme.
Merci pour ces notes d’un travail touffu et intellectuellement motivant.
Je poursuis sur BlacKkKlansman…
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