Tausend Augen : revue pionnière en France dans la diffusion des cultural et gender studies

La très bonne revue en ligne « Genre en séries : cinéma, télévision, médias » revendique dans sa présentation d’être « Pionnière en France dans cette articulation des gender studies aux productions audiovisuelles et médiatiques« .
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Jeudi 18 octobre 2017, dans ma communication au Colloque « LES DESIGNATIONS DISCIPLINAIRES ET LEURS CONTENUS : LE PARADIGME DES STUDIES » je montrerai pourquoi, quand on essaie de faire l’histoire, on devrait tous et toutes se méfier de la propension des nouveaux projets à réécrire l’histoire à leur profit.
J’évoquerai le cas de la revue « Tausend Augen : cinéma, télévision, vidéo », qui à partir de 1995 fut, on peut le dire, réellement la revue pionnière en France « dans cette articulation des gender studies aux productions audiovisuelles et médiatiques » (ce que Geneviève Sellier ne manque pas de rappeler dans un article de 2009, paru dans la revue Diogène, dans lequel elle dresse un état des gender et cultural studies en cinéma en France).

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G. Sellier, Diogène n°225 2009/1

Il faut également signaler deux parutions remarquables qui précèdent la naissance de Tausend Augen : le désormais fameux numéro de février 1993 de la revue CinémAction « 20 ans de théories féministes sur le cinéma » (dossier dirigé par Ginette Vincendeau et Bérénice Reynaud) ; et le numéro 17 de la revue IRIS, intitulé « Spectateurs et publics de cinéma » où la question des études de réception est posée (avec notamment un article de Carrie Tarr sur les modalités d’appropriation spectatorielles et les stratégies textuelles genrées). Sous la plume d’Alain Arnaud, Tausend Augen proposera d’ailleurs dans son n°5 (février 1996) un long compte-rendu de ce numéro d’IRIS, en évoquant notamment les circulations entre les apports des cultural studies et les travaux sur les publics menés par Fabrice Montebello et Laurent Creton. Un numéro ultérieur de la revue IRIS (n°26), dirigé par Geneviève Sellier, paraîtra à l’automne 1998 sous l’intitulé « Cultural studies, gender studies et études filmiques ». Enfin, le tableau pré-Tausend Augen ne serait pas complet si l’on n’évoquait pas l’ouvrage fondateur Revoir Hollywood, la nouvelle critique anglo-américaine composé par Noël Burch , qui paraît en 1993 chez Nathan Cinéma (réédité en 2007 chez L’Harmattan). Ce livre, qui rassemble quatorze relectures de classiques hollywoodiens à l’aune des études culturelles et des études de genre (avec des auteur.e.s majeur.e.s comme Tania Modleski ou Richard Dyer) se voulait programmatique : il ne s’en vendra, aux dires de son concepteur, qu’une soixantaine d’exemplaires à l’époque, ce qui empêcha la publication d’une suite. Il fut néanmoins pour les étudiant.e.s qui allaient fonder Tausend Augen un livre fondateur et formateur.

Dès son premier numéro (janvier 1995), la revue Tausend Augen consacrait un long entretien avec le pionnier et passeur des études genre en cinéma en France, Noël Burch (un entretien qui provoqua à l’époque pas mal de réactions virulentes, dont les rédacteurs de T.A., assimilés à des suppôts de Noël, furent les premières victimes dans leur carrière universitaire). Noël Burch fut mon professeur de cinéma à l’université, et indéniablement l’une des influences déterminantes dans ma construction intellectuelle (même si mes ami.e.s et moi avions des désaccords avec lui, nous ne nous privions pas de lui en faire part).

La place des cultural et gender studies se construisit petit à petit au sein de Tausend Augen, entre 1995 et 2010, et c’est une histoire qui reste à écrire. Contrairement à « Genre en séries : cinéma, télévision, médias », « Tausend Augen : cinéma, télévision, vidéo » (le sous-titre évolua par la suite pour devenir « revue des cultures audiovisuelles ») n’adopta pas une ligne exclusivement cultural et gender, laissant cohabiter des approches souvent contradictoires, jusqu’au début des années 2000 où la ligne éditoriale acquit une plus grande cohérence sous l’impulsion d’un nouveau projet. Ces contradictions s’expliquent aisément par le contexte de l’époque, encore moins favorable qu’aujourd’hui aux études de genre et aux études culturelles en cinéma. Elles s’expliquent aussi par la dimension collégiale et amicale de la revue, et donc le souci de maintenir un groupe en mouvement en donnant une place à chacun.e.

Ainsi, Tausend Augen fut une revue pionnière dans l’introduction des cultural et gender studies en cinéma et autres cultures audiovisuelles, notamment en ce qui concerne l’introduction des star studies  en France, à travers un programme éditorial ambitieux initié dès 2000 avec un dossier David Bowie et poursuivi avec James Stewart, Clint Eastwood, Catherine Deneuve.

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Et, bien sûr, la revue ouvrit très tôt (même insuffisamment) ses pages à l’analyse culturelle et genrée des productions télévisuelles comme en témoigne en 2001 la publication d’une étude du soap-opera « Les Feux de l’Amour » (The Young and the Restless).

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Concernant les études postcoloniales, il faut notamment relever la parution du Tausend Augen n°24 (décembre 2001), dont le dossier intitulé « Orientalisme et cinéma : l’Occident regarde l’Orient » comporte des études de référence sur Pépé le Moko de Julien Duvivier, le cycle de films La Momie, Lawrence d’Arabie, la femme orientale soviétique,…

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J’ai donc saisi l’occasion de ce colloque organisé par l’Université Paris 13 à la MSH Paris-Nord du 18 au 20 janvier 2017, pour lancer un vieux projet : écrire l’histoire de la revue à laquelle j’ai eu le bonheur de participer durant une quinzaine d’années. Tausend Augen a eu une certaine influence dans le paysage français, un certain rôle, à un point qui nous a souvent surpris. A l’heure où les studies gagnent du terrain à l’Université, il m’a semblé essentiel de rappeler la réalité du rôle, si modeste soit-il, que cette revue atypique a pu jouer dans la transmission des études de genre et des études culturelles. Ainsi, en tant que rédacteurs, nous ne pouvons que nous réjouir de voir que les jalons posés 13 ans plus tôt (en 2001 et 2002) dans le dossier Deneuve (Tausend Augen #22) mais aussi dans le dossier Clint Eastwood piloté par Civan Gürel (Tausend Augen #25) indiquaient la voie en quelque sorte au projet de recherche universitaire international L’ÂGE DES STARS : DES IMAGES À L’ÉPREUVE DU VIEILLISSEMENT lancé en 2014.

 

Le lien entre les deux époques étant assuré par la professeure Geneviève Sellier, qui a longuement accompagné Tausend Augen avant de se consacrer au lancement de Genres en série et plus récemment du blog de critique féministe des fictions audiovisuelles, Le genre et l’écran.

Dans ma communication jeudi 18 janvier 2017, en m’appuyant sur les archives de la revue, la nombreuse correspondance interne, des revues de presse et des entretiens avec les anciens membres de la rédaction, j’examinerai tout d’abord les conditions d’adoption par une partie de la rédaction du « paradigme des studies » (puisque c’est le sujet du colloque) en indiquant les conséquences visibles sur la ligne éditoriale et l’impact par rapport au mouvement de la critique indépendante dont Tausend Augen avait pris la tête avec la revue Eclipses. Puis j’évoquerai les débats internes et les contradictions suscitées par la prégnance de l’approche cinéphile auteuriste classique alors encore présente dans la revue. Ce point me permettra de questionner les limites de l’idée, défendue par certains, de la coexistence du paradigme formaliste-auteuriste avec le « paradigme des studies ». Enfin, je concluerai en tirant un bilan critique de cette expérience éditoriale au regard de son apport à la transmission des cultural et gender studies en cinéma en France.

Cela constituera la première étape de mon travail sur l’histoire de la revue : je vous tiendrai au courant du projet sur ce blog.

 

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