Passer entre les mondes. L’aventure (post)coloniale dans le cinéma de David Lean

(la version complète de ce texte est parue dans l’ouvrage Voyages et Exils au cinéma. Je vous en livre ici une petite partie en guise de mise en bouche)

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Minorée en France, l’oeuvre de David Lean est pourtant considérée aux États-Unis et en Grande-Bretagne comme l’une des plus influentes de l’histoire du cinéma. Sa carrière a débuté en Angleterre où il a cumulé les succès publics et critiques. Il a ainsi adapté à l’écran plusieurs pièces du célèbre dramaturge Noël Coward, adaptations parmi lesquelles Brève Rencontre (Brief Encounter) (1945) fait figure de chef-d’oeuvre. Richard Dyer a consacré une remarquable étude à ce film. Avec De Grandes Espérances (Great Expectations) (1946) et Oliver Twist (1948), il s’est imposé très rapidement, aux côtés de Carol Reed et Michael Powell, comme un cinéaste majeur. Quelques années plus tard, celui qui allait devenir, en 1957, le premier Britannique à remporter, à Hollywood, l’Oscar du meilleur réalisateur avec Le Pont de La Rivière Kwaï  quitta la Grande- Bretagne. Lean avouera ainsi, avec une certaine complaisance : « J’ai dû quitter mon pays pour pouvoir indemniser cette femme [Ann Todd] du tort que j’étais censé lui avoir causé […] je me suis enfui. Je l’ai identifiée à l’Angleterre. Je me souviens comment j’ai essayé pendant des mois d’éviter les Anglais. Je crois que c’est pour cela que j’ai adopté l’Orient. J’y étais inconnu et je pouvais recommencer en oubliant, la plupart du temps, ma honte anglaise. »

Vacances à Venise (Summertime) (1955), son premier film hors d’Angleterre mais encore une production britannique (le film a été produit par la London Film, la société fondée par Alexander Korda en 1932), constitua une excellente carte de visite qui lui permit déjà d’être distingué par la critique new-yorkaise comme « meilleur réalisateur de l’année ». La star du film, Katharine Hepburn, joua par la suite un rôle primordial en favorisant le rapprochement de David Lean avec Sam Spiegel, alors à la recherche d’un metteur en scène pour son projet d’adaptation du roman de Pierre Boulle, Le Pont de la Rivière Kwaï (pour de plus amples détails sur l’affaire, on peut se reporter à la biographie de Spiegel par Natasha Fraser-Cavassoni). La carrière hollywoodienne de Lean était désormais lancée, sous le signe de l’Orient.

Les liens entre Hollywood et l’industrie du cinéma britannique sont étroits. Comme le rappelle James Chapman (dans son livre Past and Present. National Identity and the British Historical Film) « L’intérêt des studios hollywoodiens pour les sujets historiques britanniques est révélateur de l’importance culturelle et économique du marché britannique pour Hollywood ». Cela s’explique notamment par des raisons historiques et l’existence d’une langue commune. De plus, l’énorme succès de La Vie privée d’Henri VIII  (The Private Life of Henry VIII) (Alexander Korda, 1933) outre-Atlantique contribua à créer dans l’esprit des entrepreneurs hollywoodiens une association entre britannicité et film historique, comme recette d’une réussite commerciale. De leur côté, les Britanniques travaillèrent, à partir des années trente, à la conquête du marché américain en capitalisant précisément sur le patrimoine littéraire et historique anglais, sans doute le meilleur véhicule de l’image de la britannicité à l’export (Henry V, Laurence Olivier, 1944).

Comparativement aux cinéastes européens exilés à Hollywood, David Lean constitue indéniablement un « cas particulier ». Même s’il résida épisodiquement aux États-Unis, il n’y émigra jamais réellement et n’y tourna aucun film. Il vécut dans différentes parties du monde (en Italie, en Espagne, à Ceylan, à Tahiti, en Inde…), choisissant souvent ses résidences en fonction des projets en cours. À l’image des explorateurs britanniques de l’Empire, il fut un voyageur infatigable. Il faut noter qu’à l’exception du Docteur Jivago (Doctor Zhivago) (1965), tous les films de sa seconde carrière eurent pour thème l’Empire britannique. De plus, si Lean travailla avec les grands studios (Columbia, Metro Goldwyn-Mayer), ce fut par l’intermédiaire d’alliances avec des producteurs indépendants d’envergure, tels Sam Spiegel – et sa société Horizon Pictures – ou Carlo Ponti. Il conserva une volonté farouche d’indépendance artistique. Cela explique en partie qu’il n’ait réalisé que six films en trente ans (entre 1955 et 1984), après son départ de Grande-Bretagne, contre dix en douze ans de « période anglaise » (entre 1942 et 1954) durant laquelle il cherchait à se construire un statut d’artiste reconnu. De nombreux projets sur lesquels il s’était engagé échouèrent en grande partie en raison de son intransigeance et de son perfectionnisme (on pense par exemple à son adaptation de la révolte du Bounty).

L’intérêt que présente David Lean pour les thèmes du voyage et de l’exil ne se résume pourtant pas à la biographie et à la personnalité atypiques du réalisateur. À partir du Pont de la Rivière Kwaï, Lean devient le cinéaste de l’Empire (britannique). Cela peut paraître paradoxal à l’heure où les colonies gagnent leurs indépendances. Le goût – réel – de Lean pour l’Orient en tant que « patrie de l’exilé » et en tant qu’espace fantasmatique de réalisation des aspirations de l’homme occidental s’épanouit dans un contexte de crise des fondements impériaux de l’identité occidentale en général, et britannique en particulier. Ses films vont représenter des remises en question et des tentatives sophistiquées de redéfinition de cette identité. De cette période, je retiendrai trois films : Le Pont de la Rivière Kwaï (1957), Lawrence d’Arabie (1962) et La Route des Indes (A Passage to India) (1984). Il y développe deux thèmes essentiels qui travaillent à définir les conditions de la relation postcoloniale : la britannicité en tant qu’étalon de l’identité blanche universelle ; et le voyage en Orient. S’il est possible de traiter ces oeuvres sous l’angle de la « patrie imaginaire » du cinéaste en exil, ils sont, bien plus qu’un simple geste d’auteur, au coeur des reconfigurations des représentations cinématographiques de l’altérité.

Britannicité et crise de l’identité blanche Lawrence d’Arabie, en tant qu’« international epic film », s’inscrit dans l’histoire plus ancienne des « British Empire films » (films sur l’Empire britannique) dont l’apogée en Grande-Bretagne et à Hollywood se situe dans les années trente (avec des titres comme Alerte aux Indes (The Drum) (1938), Les Quatre Plumes blanches (The Four Feathers) (1939) ou Gunga Din (1939) récemment rediffusé sur OCS). Comme le rappelle Jeffrey Richards, « la représentation cinématographique hollywoodienne établit une filiation entre l’Empire britannique et le nouvel impérialisme américain, entre le film d’empire et le western : Les deux genres ont des points communs (le récit de l’expansion coloniale, la ‘pacification’ des territoires indigènes, le conflit entre civilisation et barbarie) et mettent tous deux l’accent sur les scènes d’action en plein air et le spectacle. Ce n’est pas un hasard si, en 1939, la fin du cycle du film d’empire coïncida avec le renouveau du western de série A : La Chevauchée fantastique, Les Conquérants, Pacific Express, Le Brigand bien-aimé. »

Le renouveau du genre dans les années cinquante revêt toutefois de nouveaux atours. Loin des mises en scène de la supériorité anglaise triomphante d’avant-guerre, les nouvelles fictions d’empire se déclinent sur le thème de « l’empire menacé » et se font plus critiques. Le mélodrame colonial, hybridé avec le film épique, fera ainsi le succès international et populaire de David Lean à partir du Pont de la Rivière Kwaï, confrontant directement sur le plan esthétique féminités et masculinités à travers l’articulation des deux genres cinématographiques. L’absence de tout personnage féminin qui caractérise Lawrence d’Arabie n’est pas contradictoire avec l’idée que s’y jouent des représentations de « la » féminité. Il s’agit au contraire d’un élément essentiel de la façon dont le film d’empire se reconfigure à cette époque. Mais la particularité de David Lean est d’avoir préservé, au sein de la représentation hollywoodienne, une britannicité qui, même en crise et / ou déclinante, demeure le mètre-étalon de l’identité occidentale blanche.

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