Polémique à l’occasion de la parution du livre Sexe, race et colonies (le titre de mon billet souligne le possible clin d’oeil des auteur.e.s au film Sexe, mensonges et vidéo Palme d’or à Cannes en 1989, clin d’oeil d’un mauvais goût certain s’il était avéré). Ce livre-somme conduit par un petit groupe d’historien.ne.s spécialistes du champ colonial a suscité d’une part des réactions enthousiastes d’une presse prompte à relayer les efficaces stratégies médiatiques de Pascal Blanchard, et d’autre part des réactions indignées d’activistes décoloniaux et panafricanistes (lire par exemple le texte du collectif Cases rebelles, « les corps épuisés du spectacle colonial »). Je n’ai pas encore pu lire le livre – ce qui m’intéresse ici c’est, davantage que le contenu des articles, le dispositif de l’ouvrage et ses premières réceptions médiatiques.
Je tiens d’entrée à préciser, pour faire taire les mauvaises langues, que ce billet n’est pas motivé par ma candidature malheureuse à un CDD à l’ACHAC, pour un travail qui n’avait d’ailleurs rien à voir avec celui de chercheur : j’aurais écrit exactement la même chose aujourd’hui. Pas besoin d’en dire plus, vous me connaissez.
Revenons à l’essentiel. Plusieurs choses semblent effectivement poser problème avec ce livre, composé d’une iconographie forte de 1200 images d’époque (pour autant, je défends l’idée que l’on ne doit pas renoncer à montrer/voir les images des crimes coloniaux).
Il y a tout d’abord une manière de présenter l’ouvrage qui pose sérieusement question : la stratégie de lancement du livre, appuyée par Blanchard dans les interventions que j’ai pu voir et relayée par la presse et l’éditeur, consiste à annoncer un travail qui aurait valeur de dévoilement, pour mérite de briser un tabou, et pour intention de porter sur le devant de la scène une dimension refoulée de l’histoire coloniale. C’est évidemment malhonnête, et on ne peut s’empêcher de rester bouche bée face à l’opportunisme qui consiste à la fois à s’approprier en défricheur un thème pourtant largement travaillé au sein des études coloniales depuis des décennies tout en minorant le travail de plusieurs contributeurs et contributrices de l’ouvrage même! qui font précisément partie de celles et ceux ayant déjà publié des articles et des livres déterminants sur les rapports entre sexualité et colonialisme…
Selon mes informations, Ann Laura Stoler a été sollicitée pour contribuer à Sexe, race et colonies mais a refusé de se prêter au jeu (je n’en sais pas plus sur les raisons précises de son refus). Il serait intéressant de savoir s’il y a eu d’autres refus et d’en connaître les motivations. L’an dernier, la traduction en français du livre de Todd Shepard Mâle décolonisation n’est pas passée spécialement inaperçue (le titre anglais étant Sex, France, and Arab Men 1962-1979). Même s’il porte sur l’après-indépendance, ce livre de Shepard adopte évidemment une perspective similaire dont on aurait aimé que les promoteurs de Sexe, race et colonies reconnaissent et évoquent la généalogie plutôt que de présenter cette somme comme précurseure (lorsque Blanchard dit : « Ce travail sur la sexualité aux colonies ne fait que débuter et nous commençons à comprendre que c’est une des matrices du monde moderne »). Bien entendu, je ne suis pas dupe de l’intérêt de cette stratégie en termes de marketing. Réinventer l’eau chaude peut s’avérer très lucratif.
En tant que chercheur travaillant principalement sur les images, ma position sur la reproduction dans le livre incriminé de centaines de clichés présentant des corps non-blancs agressés, violés, est la suivante. Je ne pense pas que l’on puisse diffuser impunément ce genre d’images de l’horreur coloniale ni que l’on puisse informer et travailler sur cette horreur coloniale sans voir les images lorsqu’elles existent.
Sur les camps nazis, Shoah, le film sans images de Lanzmann (que je n’aime pas par ailleurs ) s’inscrit dans le contrechamp du film de Resnais Nuit et Brouillard. Shoah peut exister parce que Nuit et brouillard existe. La matérialité de l’horreur nazie et l’ampleur de celle-ci a été portée (notamment) par l’image tout autant que par l’absence, l’indicible et l’immontrable. Les images des corps décharnés ont sans doute provoqué des prises de conscience, ont matérialisé dans l’imaginaire collectif le contrechamp du récit nazi (dont le champ aura été nourri des images de propagande et notamment celles issues ou dérivées des deux grands films de Leni Riefenstahl, Le triomphe de la volonté et Les dieux du stade). Or, c’est à cette seconde catégorie (le champ) qu’appartiennent les images reproduites dans le livre dirigé par Blanchard, Bancel, Boëtsch, Thomas et Taraud. Lorsqu’il affirme, faisant l’analogie avec les images des camps, que « pour comprendre ce passé [colonial], il faut en montrer l’indicible », Blanchard commet deux erreurs : la première, est de mettre sur le même plan ontologique les images des camps et les images de ce qu’il appelle un « safari sexuel », qui viennent illustrer la jouissance de la domination coloniale là où les images des camps viennent exacerber l’horreur de la domination nazie. La seconde, est d’attribuer à l’image un pouvoir qu’elle n’a pas dans cet exemple précis – celui de montrer ce qui ne peut être formulé en mots : en effet, cet « indicible » qu’évoque Blanchard a été en réalité abondamment « dit » et même « redit » et « redit » : livres, chansons, pièces de théâtre, films, expositions, témoignages, etc. on ne compte plus les contre-récits qui alimentent le contrechamp de la vision coloniale de l’histoire. Pourquoi donc parler d’indicible ? Un indice, peut-être : cet indicible serait en réalité celui de la culpabilité blanche, et ce livre le dispositif par lequel le regard blanc jouit du spectacle de sa propre culpabilité tout en s’en distanciant moralement.
La critique synthétisée par Cases rebelles soulève des questions importantes qui ne doivent pas être réduites à un syndrome réactionnel comme les détenteurs de la parole autorisée ont trop souvent l’habitude de le faire. Le prétexte historiographique, invoqué pour, très concrètement, faire un coup éditorial et capitaliser opportunément sur des recherches et des problématiques travaillées depuis des décennies tout en présentant cela comme une opération de « dévoilement » ou de « dessillement » n’est pas la seule chose qui pose question.
Une image n’est jamais juste une image, et n’est jamais intrinsèquement investie d’un pouvoir signifiant déterminé. Une image puissante à une époque donnée dans un contexte donné, peut devenir totalement insignifiante ailleurs et en d’autres temps. Il y a des images qui existent, des images qui n’existent pas, des images qui n’existent pas encore, des images imaginaires ou imaginées… Les images circulent. Une image peut être rare, elle peut être plus ou moins vue, considérée, regardée, ou ignorée. On peut refuser de voir certaines images. On peut faire comme si elles n’existaient pas. Mais elles sont autant que les mots, les ruines , ou les sons, des témoignages de ce qui est arrivé, de ce qui a existé et de ce qui existe.
Les images des crimes nazis sont aussi des images de torture, de viol, etc y compris d’enfants. La continuité entre colonialisme et nazisme a été discutée, tout comme les rapports entre la politique raciale étasunienne et les lois nazies. Tous ces crimes ont été évoqués dans des récits, des témoignages et à travers la transmission des mémoires des colonisé.e.s qui, faute d’images, ont constitué un contrechamp puissant mais subalterne du récit colonial. Au XXIè siècle, alors que la parole postcoloniale ne cesse de s’étoffer et de gagner en audience dans l’espace public – non sans de violentes oppositions -, il est impossible d’ignorer – à moins de fournir un effort de dénégation soutenu – l’existence et la matérialité de ce contrechamp du récit colonial. D’autant que ce contrechamp du récit colonial s’incarne aussi dans des corps vivants.
En collectant et sélectionnant 1200 images, Sexe, race et colonies entend, selon l’argument de Blanchard, « démontrer (par l’abondance) l’existence d’un système ». Tout en précisant que certaines de ces images, sous forme de cartes postales, ont été reproduites « à des dizaines de millions d’exemplaires », il affirme que ces images « ont été cachées, marginalisées ».
D’une part, comment quantifier le seuil à partir duquel on considère un type d’images comme « abondant » et cette abondance suffisante pour démontrer l’existence d’un système ? Ce raisonnement, qui peut éventuellement être soutenu quand il s’appuie sur des reproductions à des « dizaines de millions d’exemplaires » (encore faudrait-il préciser la façon dont elles ont été reproduites, diffusées, reçues, interprétées… pour savoir dans quelle mesure elles permettraient de prouver l’existence d’un système), semble un peu faible quand il s’appuie sur 1200 images : pourquoi 1200 plutôt que 120 ? ou 12 ? Pourquoi pas 3200 ? ou 1199 ? Blanchard explique que 80% des images sont inédites. Pourquoi avoir gardé 20% d’images qui ne sont pas inédites? L’argument utilisé pour justifier le nombre d’images reproduites dans le livre ne tient donc pas (l’abondance pour démontrer la dimension systémique). Cette « abondance » d’images engendre un « effet catalogue » et invite à l’effeuillage (ce sont les auteur.e.s qui parlent de « dévoilement »), comme dans une exposition où l’on pourrait se promener sans compromission, appâté par l’expérience de la transgression. À tout le moins, on peut questionner sur les plans éthique et scientifique une démarche à ce point fondée sur la pulsion scopique – eu égard à la « nature » des images présentées. D’autre part, Blanchard souligne que ces images « ont été cachées, marginalisées » : on entend dès lors savoir par qui, comment, et à quelles conditions (la réponse se trouve-t-elle dans le livre? On a hâte de le savoir).
Si l’on considère que ces images n’ont pas été marginalisées, ni cachées, puisqu’elles ont été puissamment rapportées, décrites, détaillées, jusque dans leurs détours les plus insidieux et leurs conséquences les plus dramatiques par les paroles des post-colonisé.e.s, si, en dépit de cela, l’on prend au sérieux la prétention du livre à « dévoiler » et « révéler » en « montrant », alors il faut comprendre que ce livre s’adresse à celui qui a refoulé ces images : le colon, et son héritier d’aujourd’hui. Ce livre est pour le regard blanc.
En faisant l’analogie avec les images des camps, on comprend aisément la volonté des auteur.e.s de « créer un choc », une prise de conscience. Les images rassemblées dans Sexe, race et colonies diffèrent toutefois des images des camps nazis. Elles sont le champ de la domination coloniale. Elles sont le récit colonial même. Si nous devons (moralement) les voir comme le souhaitent les auteur.e.s, nous ne pouvons les regarder qu’à travers le contrechamp des mémoires colonisé.e.s.
C’est pourquoi elles ne peuvent être traitées à la légère – sans pour autant devoir être négligées.
Et je dis cela en rappelant que je ne partage pas le projet de ce livre. Je pense que disposant de ce matériau il aurait fallu faire autre chose et autrement , et que Cases rebelles donne des pistes en ce sens.
Je n’ai pas pu lire le contenu des contributions. Comme avec Exhibit B, qui en voulant jouer sur le champ/contrechamp se révélait être un spectacle pour le regard blanc, le débat ici, comme je le disais en ouverture de ce billet, porte davantage sur le type de dispositif médiatique, l’instrumentalisation des images des crimes sexuels coloniaux et l’opportunisme du projet, de même que sur l’idée – fausse à mon avis – que l’on peut élaborer la critique d’un récit de domination à partir de la présentation « objective » et « factuelle » dans la langue de ce récit même (données qui seraient validées par les 1200 images qui font débat) : l’horreur que nous éprouvons devant ces images (dont l’article de Libération a donné un aperçu) ou le choc qu’elles représentent, devraient éveiller nos consciences et illuminer nos esprits sur la « réalité » des crimes coloniaux. C’est à mon sens une supercherie, qui repose notamment sur cette persistante croyance dans le « pouvoir des images », mais aussi sur un présupposé moral qui table, pour réaliser sa promesse, sur une certaine interprétation univoque de ces images. Or, ces images ne peuvent être vues de la même façon selon qui on est… Il est tout à fait possible que le contenu des contributions échappe à ces travers par ailleurs, je n’en sais rien.
En reconduisant le régime scopique colonial du champ sans contrechamp, Sexe, race et colonies reproduit les assignations raciales coloniales entre celles et ceux qui regardent et celles et ceux qui sont regardé.e.s. Pour le dire autrement : il est impossible d’élaborer la critique fondamentale d’un système à partir de la (re)production du champ de ce système sans en présenter le contrechamp.
C’est pourtant, sur le strict plan du dispositif visuel et nonobstant la teneur des contributions écrites qui restent à découvrir, ce que se propose de faire ce livre.
Je trouve la critique de Mehdi Derfoufi (que je n’ai pas la chance de connaitre) brillante et argumentée. Elle ouvre un vrai débat. La comparaison de Pascal Blanchard avec les images des camps de la mort est critiquable car la très grande majorité des clichés sur les lieux d’extermination ne proviennent pas du regard des bourreaux nazis sur leurs victimes mais de ceux qui ont découvert avec horreur les crimes à la libération des camps. Les nazis se sont au contraire employés à détruire toutes traces écrites et iconographiques de leurs crimes contre l’humanité. Du coup, la majorité des images des camps d’extermination, des victimes et des survivants ont été prises par les alliés avec une visée clairement pédagogique. A l’opposé les clichés coloniaux publiés dans le livre de Pascal Blanchard reproduisent bien la mise en scène humiliante du regard colonial. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas une vertu « pédagogique » à publier ces images coloniales (d’autant plus qu’elles sont accompagnées de commentaires critiques et analytiques) mais cela n’a absolument rien à voir avec les images des camps d’extermination qui ont été prises dans une optique de témoignage par ceux qui ont découvert l’horreur nazie. Il est vrai que publier des images nazies sur les déportés et les victimes de l’extermination auraient soulevé un débat éthique d’une toute autre nature qui aurait nécessité sans doute un titre plus sobre et davantage respectueux de la mémoire des victimes. En dépit de la qualité du travail de Pascal Blanchard, le titre « Sexe, race et colonies » et le dispositif éditorial (couverture tapageuse) rajoutent à l’humiliation. Mais je ne doute que Pascal Blanchard, chercheur intelligent et peu soupçonnable de cultiver les nostalgies coloniales, acceptera le débat et aussi les critiques. Merci encore à Mehdi Derfoufi pour son analyse pertinente et stimulante. VIncent Geisser
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On ne peut pas reprocher aux journalistes de trahir l’esprit du livre de Blanchard et Bancel. En effet, les néons de sex-shop qui dessinent le titre sur la couverture trahissent d’emblée un projet éditorial éloigné d’une ambition scientifique.
Il aurait paru normal qu’au regard de la nature de ces matériaux, de leur contenu violent et de leur usage idéologique, ces photographies soient présentées avec sobriété et systématicité, dans le souci d’objectivation propre au chercheur. Mais, en feuilletant les premières pages du livre, on découvre ces images disposées avec art, comme ce corps lascif qui habille la page de garde, osant même un soupçon d’érotisme. L’ouvrage ne prend aucune précaution formelle particulière pour introduire les lecteurs à la teneur des images qu’il collectionne.
Pourtant, la question de la diffusion au grand public de documents historiques au contenu violemment raciste est d’une grande actualité. L’an dernier, la décision de Gallimard de republier les pamphlets antisémites de Céline avait suscité un vif débat et plusieurs dispositifs avaient été proposés (appareil de notes, préface, avertissement sur la couverture, etc.), qui poursuivaient le même objectif : faire en sorte qu’il soit impossible de considérer ces textes comme des documents neutres ou anodins, en révélant leur statut d’outils idéologiques meurtriers.
Si ces photographies sont traitées comme n’importe quelle image d’illustration, par les auteurs comme par les journalistes, c’est que ceux-ci n’ont pas compris ce qu’elles étaient.
Ces images ne se contentent pas de représenter des crimes coloniaux : elles en sont l’outil et le prolongement. Prises pour soumettre, diffusées pour exclure les colonisé(e)s de l’humanité, elles constituent en réalité des pièces à conviction, qui ont d’autres vocations qu’être mises en vitrine pour attirer le chaland.
Il est bien entendu évident que cette histoire horrible doit être dite autant que faire se peut. Nombre de personnes n’ont attendu ni Libération, ni les explorateur.ice.s universitaires pour le faire. Mais la diffusion de ces images n’est en aucun cas nécessaire à la production de la vérité. Et ces images n’auront aucun effet miracle chez les négationnistes.
La certitude, c’est l’horreur reconvoquée de manière sensationnaliste, l’exhibition-reconduction de l’humiliation, la mise en lumière voyeuriste du crime, pensée sans les victimes.
Jamais, la nécessité de reconnaissance collective de crimes n’empêchera d’être critique sur les moyens employés pour en parler, les montrer, etc. Les victimes dans ces photos n’ont absolument aucune reconnaissance envers celles et ceux qui usent de leurs pouvoir pour exhiber au prétexte d’enseigner.
Choquer, appâter, reproduire la violence, c’est tout sauf de la pédagogie. La pédagogie est une entreprise complexe qui doit se penser avec toutes les personnes concernées. Ce n’est pas une petite expédition touristique entre privilégié.e.s et ce n’est pas non plus de l’auto-congratulation dans l’entre-soi.
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