Qualifié parfois de « dixième art », après que les jeux de rôles sur table (comme Donjons & Dragons) eurent commencé à céder du terrain dans les loisirs de la jeunesse à partir du milieu des années 1990, le jeu vidéo est volontiers comparé au cinéma – que ce soit pour souligner les filiations que les deux média entretiennent, pour les distinguer, ou pour les opposer. Comme le cinéma à ses débuts, le jeu vidéo a été – est encore – l’objet de paniques morales depuis son entrée dans nos salons.
Si elles subsistent aujourd’hui, principalement articulées autour des discours liés à l’addiction et à la violence, ces paniques morales coexistent avec une légitimation culturelle et sociale croissante du jeu vidéo. Celle-ci a pris une forme paradoxale : on valorise les auteurs et les jeux en tant qu’oeuvres pour justifier l’ouverture à la culture vidéoludique et, dans le même temps, la reconnaissance du médium s’affranchit de ces vieilles instances de légitimation héritées du 19è siècle dans une société où les hiérarchies culturelles traditionnelles sont brouillées et moins verticales. Cette reconnaissance sociale et culturelle s’est notamment jouée à la faveur du développement considérable de l’industrie vidéoludique (En France par exemple, l’industrie vidéoludique, avec près de 5 milliards d’euros de chiffre d’affaire, dépasse celle du cinéma, mais reste très loin derrière celle de la télévision : le seul C.A. de Canal + atteint 5,25 milliards d’euros en 2018).
Mais cette reconnaissance s’est aussi jouée à travers la réception critique positive de jeux dits « triple A » (dont le coût de production varie de 70 à 250 millions d’euros), à la fois énormes succès populaires et productions culturelles analysées comme des oeuvres à part entière. La sortie du jeu Red Dead Redemption 2 (Rockstar, 2018), auquel le quotidien Libération a consacré sa Une du 25 octobre 2018 et une série d’articles, en fournit une bonne illustration. Il faut dire que la France est, avec le Japon et les États-Unis, un vieux pays de jeu vidéo qui a vu naître dès les années 1980 des compagnies historiques comme la défunte Infogrames ou la multinationale Ubisoft (dont le siège est à Montreuil, en Seine-Saint-Denis). Les franchises d’Ubisoft, conçues comme des blockbusters, rencontrent un succès mondial (Assassin’s Creed, Lapins crétins, Far Cry,…).
Par ailleurs, le dynamisme de la scène dite indépendante contribue aussi à modifier l’image du jeu vidéo, en particulier grâce aux circulations avec le « monde de l’Art ». La tenue de rencontres universitaires contribue à modifier l’image du jeu vidéo, comme le récent colloque Pixel Life Stories à Lyon. Du 19 au 20 octobre 2018, le festival IndieCade, rendez-vous de la création vidéoludique indépendante, s’est ainsi déroulé à Paris dans les locaux du très sérieux Conservatoire National des Arts et Métiers (Il s’agit d’une déclinaison du festival étasunien IndieCade, surnommé par certains le « Sundance du jeu vidéo »). Lancée en 2013, la plateforme itch.io permet aux développeurs de jeux indépendants de diffuser ou vendre leurs productions à de meilleures conditions que sur des plateformes plus commerciales comme Steam (lancée en 2003) ou Gog (lancée en 2008).
Ainsi, qu’il soit instrumentalisé au profit d’actions thérapeutiques (en maison de retraite ou pour soigner des troubles psychiatriques), ou valorisé pour sa dimension artistique et culturelle (parti pris de la revue Immersion), le jeu vidéo a changé de statut. Tandis que le rêve de pixels se substitue, pour toute une génération, au rêve cinématographique, de nombreuses écoles et filières de formation aux métiers du jeu vidéo ont été ouvertes. Le monde de la recherche s’est emparé de l’objet (voir l’Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines) le Réseau Canopé (ancien CNPD Centre National de la Documentation Pédagogique) s’intéresse aux usages pédagogiques du jeu vidéo (notamment à travers le serious gaming ou « jeu sérieux ») et des enseignant.e.s d’Histoire-Géographie animent des chaînes YouTube comme Histoire en jeux ou Jeux vidéo et Histoire. Du côté des politiques culturelles, outre les dispositifs qui existent dans plusieurs régions autour des Pôles Image créés en 1999, le Centre National du Cinéma et de l’Image animée (CNC) a mis en place un dispositif d’aide à la création et à l’innovation vidéoludiques (Le Fonds d’Aide au Jeu Vidéo – FAJV). Les médiathèques, Maisons des Jeunes et de la Culture et centres d’art ont intégré le jeu vidéo dans leurs collections et programmations. Les expositions et événements grand public consacrés au jeu vidéo se multiplient (Stunfest à Rennes, Paris Games Week,…). À Paris, la Cité des Sciences et de l’Industrie vient d’ouvrir un espace permanent, baptisé e-Lab. Le communiqué de presse annonçant l’ouverture le 19 février 2019 de cet espace de 700m2 revendique un intérêt pour tous les aspects du jeu vidéo : «l’éducation, la création, l’industrie, la place des femmes ou encore la violence et le plaisir ».
S’il apparaît d’emblée certains points aveugles dans cette énumération (les discriminations raciales et de classe par exemple, ou, plus généralement, les enjeux liés aux minorités ethno-raciales et de genre, au handicap, etc.), on mesure néanmoins la façon dont le médium vidéoludique, loin d’être cantonné à une sous-culture geek quelconque, s’inscrit désormais pleinement dans la société contemporaine. S’il est difficile d’avoir des chiffres tout à fait fiables, le SELL (Syndicat des Éditeurs de Logiciels de Loisirs) estime dans son bilan annuel 2018 que la pratique du jeu vidéo (intégrant le casual gaming ou « jeu occasionnel ») touche près de 75 % de la population, avec une parité hommes/femmes quasiment établie (47 % de gameuses). Des projets de recherche comme Ludespace (2011-2014), à la méthodologie plus scientifique, apportent des nuances et des précisions utiles sur les pratiques et publics du jeu vidéo, mais soulignent tous aussi à quel point il est nécessaire de ne pas céder aux facilités du réductionnisme : quoi de commun entre la retraitée joueuse occasionnelle de Candy Crush Saga (King, 2012) et l’adolescente joueuse régulière de Fortnite (Epic Games, 2017) ? Comment comparer les pratiques des fans de e-sport à celles des joueurs sur console de salon ? Quelles sont les discriminations liées à l’appartenance sociale dans les pratiques vidéoludiques ?
On peut se dire qu’il est donc inutile, pour défendre l’esprit critique, de jouer les jeux indépendants contre les blockbusters, les créateurs.trices contre l’industrie, l’Art contre le Commerce. Ce positionnement trouve, on s’en doute, rapidement ses limites. Des jeux comme Mass Effect (BioWare, 2007-2012), Dead Space (Electronic Arts, 2008- 2013), Silent Hill (Konami, 1999-2012), Bayonetta (Platinum Games, 2009-2014), The Last of Us (Naughty Dog, 2013) – parmi d’autres – sont conçus pour être des succès commerciaux et ont été vendus à des millions d’exemplaires. Ils ont aussi d’indéniables qualités, qui peuvent être évaluées en termes artistiques. Ils proposent des formes narratives intéressantes, sont passionnants à jouer. Certains jeux suscitent l’adhésion d’une partie des joueurs et joueuses qui y trouvent l’opportunité de questionner représentations dominantes d’une façon tout à fait stimulante, notamment les stéréotypes sexistes et les stéréotypes racistes (c’est le cas notamment de Bayonetta ou Mass Effect). D’autres jeux innovent et surprennent, comme Assassin’s Creed III : Liberation (Ubisoft, 2012) qui, à travers le personnage de Aveline de Grandpré, fille d’un riche marchand français blanc et d’une esclave noire, propose une variation nuancée de la figure de l’assassin emblématique de la série. Quant à la création dite indépendante (lire Bounthavy SUVILAY, Indie Games, Bragelonne, 2018) , y compris dans sa déclinaison « alternative », si sa définition ne se réduit pas aux qualités politiques de ses jeux, elle mobilise volontiers l’engagement politique comme un marqueur identitaire. Le festival étasunien Games for Change se donne ainsi pour objectif de promouvoir la création ludique en tant qu’opératrice de transformations sociales (La rubrique « games » du site présente une sélection de jeux retenus pour leur inscription dans les enjeux sociaux-politiques contemporains, tel le fameux Dys4ia (Anna Anthropy, 2012)).
Par ailleurs, la notion « d’indépendant » est compliquée à définir. Dans son usage courant, elle sous-entend souvent une structure ou un créateur individuel avec peu de moyens, qui produit des « petits » jeux. Comme il existe des studios indépendants de taille relativement importante et des jeux indépendants au succès important (comme Minecraft), certains préfèrent distinguer entre grands éditeurs, scène indépendante commerciale et scène alternative (où les modes de financement, de diffusion et de création engagent des principes non-marchands).
Dans ce contexte, le jeu vidéo s’est donc imposé dans notre société sans pour autant avoir complètement « validé » toutes les étapes de la légitimation culturelle. Les paniques morales liées au jeu vidéo n’ont pas disparues, elles se sont reconfigurées. Dans le contexte du tournant numérique, on a pu mesurer à quel point, en dépit des discours catastrophistes, un médium ne chasse pas l’autre. Les cultures/pratiques culturelles s’additionnent plutôt qu’elles ne s’excluent/s’annulent. Même si les clichés sur le niveau culturel des jeunes générations ont la vie dure, le fait est que la jeunesse notamment la jeunesse racisée des quartiers populaires fait aussi des études supérieures, va au cinéma, écoute de la musique et joue aux jeux vidéo, lit des comics et s’informe de l’actualité politique, lit de la science-fiction et des essais politiques.
Aux États-Unis, la création en 2014 du collectif Blacks in Gaming, par exemple, offre un exemple de la façon dont la culture « illégitime » du jeu vidéo constitue le site d’affirmations et d’élaborations politiques en dehors des voies balisées par les luttes culturelles historiques. Ici, on ne se soucie pas de légitimer le jeu vidéo avant de l’utiliser comme « base » politique, on est au-delà de cette nécessité. BIG vise à encourager joueurs et joueuses noir.e.s à franchir le pas de la production et de la création de jeu. L’objectif est d’ouvrir des brèches dans une industrie dominée à tous les niveaux hiérarchiques par un archétype : celui d’un homme, blanc, hétérosexuel. Or, désormais, ce type de critique de l’hégémonie culturelle blanche commence à trouver des relais dans le contexte français.