Notre-Dame, votre drame ?

Je me demande souvent ce qu’ils ressentiraient si nous les avions bombardés en Angleterre de temps à autre, d’une génération à l’autre, si nous avions changé leurs gouvernements quand cela nous convenait, détruit leurs hôpitaux, fait en sorte qu’ils n’aient pas d’eau potable, et tué leurs enfants et leurs familles.

Un responsable du service des antiquités à Baghdad, cité dans Postcolonialism. A Very Short Introduction, Robert C.J. Young, 2003, p.44


L’économie du drame collectif, de la souffrance empathique et du deuil collectif n’a rien de nouveau, mais elle a pris une dimension particulière depuis le 11-septembre. En France, le site Internet du journal Le Monde avait été pris d’assaut par les internautes, mais n’avait affiché pendant un temps qu’une page d’accueil blanche, mentionnant l’événement et annonçant une « édition spéciale » à venir. Cette neutralisation soudaine et totale du « flux de l’actualité » et son remplacement par le « rien » contribuait à intensifier l’attente et l’effet de sidération qui commençait à naître, que les images à suivre feraient gonfler encore plus. Le traitement médiatique de l’événement, affirmant une solidarité absolue avec le drame ayant frappé les États-Unis, allait se construire autour d’une représentation caricaturale du monde, dessinant une ligne de partage entre d’un côté un Occident unanimement en deuil et de l’autre les « Autres » , essentiellement non-blancs, manifestant leur « joie ».

Avant le 11-Septembre, la France avait expérimenté en 1998 un autre type d’unanimisme social et médiatique à l’occasion de la victoire – il faut le rappeler quelque peu inattendue – de la France à la Coupe du Monde masculine de football. Dans un contexte de tensions sociales, de guerre civile en Algérie, d’attentats islamistes meurtriers (Saint-Michel en 1995), on eut affaire à une sorte de fiction politique (le moment arc-en-ciel de la France jospinienne), qui n’allait pas résister longtemps mais qui allait durablement marquer les esprits. On pourrait penser que les mises en scène médiatiques de cette France BBB unie et réjouie a peu à voir avec la ligne de partage discursive séparant l’Occident de la barbarie islamiste, en réalité le dispositif médiatique à l’oeuvre se fondait déjà sur l’idée d’une France segmentée que seul un effet de croyance dans une utopie universaliste parvenait, temporairement, à faire tenir ensemble. La seule vraie différence à l’époque – en 1998 ou en 2001 -, une différence de taille, c’est l’absence des réseaux sociaux tels qu’ils existent aujourd’hui. Autrement dit, aujourd’hui le deuil collectif, tel qu’il s’exprime, se partage et se construit, devient visible dans les espaces numériques communément fréquentés par la plupart des groupes sociaux qui composent la société française.

L’incendie qui a frappé Notre-Dame de Paris le 15 avril 2019 a donné lieu à ce que certains perçoivent comme une surenchère, mais que d’autres considèrent comme un écho à la profondeur du choc ressenti. Cela correspond à la fois à la logique intrinsèque de la représentation médiatique, à une authentique peine collective et à une logique idéologique dont la dernière occurrence significative remonte à 2015 et à la France « Je suis Charlie ». Libération a été, je crois, le premier journal à dégainer un parallèle avec le 11-Septembre en diffusant sur les réseaux sociaux la Une du numéro à paraître le lendemain. L’écroulement de la flèche ou le rôle des pompiers… (cette image des pompiers new-yorkais défilant avec un drapeau français en hommage à leurs collègues…) Certes, nous avons pu retrouver avec le spectacle de cet incendie un engagement similaire dans la catastrophe : un effet de sidération, tout d’abord, en découvrant les premières images et très vite les premières vidéos, montrant la cathédrale en feu, alors que la nuit n’était pas encore tombée (pour ma part, j’ai appris la nouvelle très vite, peu après 19h). Puis la quête de nouvelles images, de nouveaux points de vue (enthousiasme général pour les images du drone survolant les flammes). La répétition des mêmes images, la durée de l’événement, il ne se passe rien puis la flèche s’écroule, comme avec les Twin Towers, les informations qui nous parviennent sont parcellaires, mais juste suffisantes pour qu’on ne soit pas tenté d’incriminer les extra-terrestres, Daesh ou un gang viking.

En 2015, il était impossible de montrer des images du massacre. En 2019, l’absence heureuse de victimes humaines et la probable nature accidentelle de l’incendie n’ont pas empêché les médias de broder sur le thème du 11-Septembre comme si l’appartenance à une même communauté humaine devait être signifiée par la mise en scène de l’écroulement de ses symboles les plus prégnants. Ou plutôt, l’appartenance à une certaine communauté humaine, puisque comme le rappelle la citation en exergue, l’indifférence dans laquelle disparaissent des milliers de personnes, mais aussi des pans entiers du patrimoine de l’humanité chaque année sous les bombardements des pays mêmes qui pleurent pour Notre-Dame, montre bien qu’avec cet incendie on ne pleure pas une perte (il faut le rappeler relative, heureusement) pour l’humanité, mais une perte pour nous qui représentons vraiment l’humanité.

La mise en scène de l’unanimisme national, qui s’est rapidement prolongé au niveau international, devient d’autant plus problématique qu’à l’ère des réseaux sociaux il est devenu impossible de ne pas voir (sauf si on ne veut pas le voir) que le discours du « nous sommes tous ensemble » ne correspond pas à la réalité. Il suffisait, lundi et mardi, de naviguer sur Twitter et Facebook pour s’apercevoir qu’en France ou à l’étranger il se trouvait à peu près autant de personnes pour pleurer Notre-Dame que pour dire leur indifférence ou leur agacement face aux injonctions à partager une émotion qui était tout sauf représentative d’un « nous sommes tous ensemble ».

Passons sur l’opportunisme politique de personnalités qui ont trouvé là une fenêtre d’existence médiatique, une occasion de raccrocher à la communauté nationale, à l’arène publique, puisque le coup d’éclat permanent de Macron, fondé sur le pouvoir personnel et le lien direct avec la nation, tend à rendre inaudibles les voix autres que la sienne. Passons aussi sur Jack Lang, témoin du drame depuis la terrasse de l’institut du Monde Arabe, qui retrouve à cette occasion les accents lyriques que nous lui reconnaissons bien volontiers (« une beauté morale dans l’effroi »), même si l’ancien Ministre de la Culture donnait lui aussi dans le « qui ne pleure pas n’est pas français » à la manière de gauche, c’est-à-dire en exaltant « tous les horizons géographiques, appartenant à toutes les religions (…) tout le monde pris par la même émotion » (dans l’émission Boomerang, France Inter, 16 avril 2019).

D’un certain point de vue, on pourrait aussi bien voir à travers la tragédie et ses rituels, le désir ou l’expression d’un désir qui serait celui d’une cohésion, d’un collectif utopique en des temps où l’on exacerbe à dessein les violences sociales, la concurrence entre les individus et les groupes sociaux …et alors c’est que cela ferait du bien de se sentir appartenir pour une fois au « même pays », à la « même société »… se rassembler en foule dans la rue sans risquer de se faire agresser par la police…
D’un autre point de vue, on peut en revanche y voir l’occasion, pour une certaine France, de réaffirmer sa primauté dans la constitution de l’imaginaire national et sa prééminence dans l’ordre social..
Occasion, pour d’autres, de mettre en scène leur « amour de Paris » ou de la France .. parce que Paris c’est la France et la France c’est Paris, et Notre-Dame et ses 13 ou 14 millions de visiteurs (deuxième position derrière Disneyland) c’est donc la France mais aussi Paris et quand on aime la France on aime Paris.
Peine sincère des catholiques, qui nous rappelle que Notre-Dame est un lieu sacré, et pas seulement une attraction touristique. Émotion sincère aussi des passionné.e.s du patrimoine pour un monument qui charrie un imaginaire lié à l’édification de la nation et inscrit dans la culture populaire, figure familière du paysage culturel et mental français. Émotion sincère aussi des amateurs d’ésotérisme et des Francs-Maçons… Notre-Dame représentant cette utopie des cathédrales qui fut une matrice du sécularisme qui conduira à la chute de l’Ancien Régime…

Notre-Dame blessée, donc, mais sauvée. Vient alors le temps de la reconstruction nationale impulsée par le chef. Impossible de ne pas y entendre l’écho du discours sacrificiel de la mélancolie blanche, qui trouve ici aussi l’occasion de s’exprimer dans un élan mystico-politique…
Dès lors, quelle place pour l’étonnement ou l’indignation de nombreuses personnes face à l’ampleur émotionnelle des réactions et le contraste qu’elles représentent avec l’indifférence pour les tragédies humaines qui se jouent jusqu’au pied de Notre-Dame, les vies brisées chaque jour…ici ou ailleurs… Sur les réseaux sociaux, les images des destructions invraisemblables au Yémen circulent à nouveau dès le lendemain, avec des commentaires qui rappellent le rôle central de la France dans cette autre tragédie, d’une ampleur bien plus considérable.
Ces signe que, contrairement à ce que l’événement médiatique laisse entendre en occupant tout l’espace, le symbole n’est pas assez fort et échoue à incarner la promesse ou le moment (re)fondateur d’une transition vers « autre chose »… signe aussi qu’il ne s’agit finalement que de la réitération du même récit de la catastrophe et de la crise dont les instrumentalisations présentes et à venir sont énoncées par la nature même des dispositifs qui la mettent en scène.

Finalement, où est la tragédie? Dans l’argent « gâché » à reconstruire Notre-Dame ?
Demain, elle sera reconstruite et bénéficiera d’une rénovation encore plus importante qu’il n’était prévu. Dommage, en ruine romantique elle aurait été grandiose, extraordinaire de poésie au coeur de Paris, on aurait pu y faire un jardin et de la musique sous la voûte étoilée en été. les projets s’affrontent, déjà, entre reconstitution « à l’identique » et volonté de marquer l’événement par l’empreinte de l’époque. On va donc lui refaire une jeunesse. Certains demandent à ce que l’on en profite pour corriger les horreurs de Viollet-le-Duc.
Les injonctions à trouver belle la cathédrale cherchent à s’imposer avec l’arrogance du discours dominant, mais on peut à bon droit la trouver moche et sinistre, je trouve sinistres et morbides la plupart des églises et cathédrales gothiques, lieux de mort et de souffrance, sombres humides et froids, caveaux à l’atmosphère confinée où l’on marche sur les tombes des notables des siècles, où l’on se recueille devant des restes de cadavres… c’est une façon de voir parmi d’autres.
On peut aussi trouver Notre-Dame belle et exaltante, mais ce n’est pas pire (ni meilleur) que de ne pas lui trouver de beauté.
La valeur d’un monument (et la beauté qu’on lui attribue) ne se mesure pas à sa démesure, ni à sa cohérence, non plus qu’à sa beauté objective, mais à sa fonction sociale, politique et culturelle, autrement dit à l’attention qu’on veut bien lui accorder un temps donné avant de l’oublier et de passer à autre chose (à moins qu’on ne l’inscrive au registre des « merveilles disparues » avec lesquelles on entretient une paradoxale romance nostalgique).
On a « oublié » les pyramides pendant des milliers d’années avant que la France conquérante ne leur trouve de telles fonctions au service de son projet universaliste.
On a déjà « oublié » l’Amazonie, les terres amérindiennes… symboles vivants de peuples entiers..

Faut-il opposer les deux ? Minimiser le « drame de Notre-Dame » en comparant avec d’autres drames? C’est que sur les réseaux sociaux on a vu aussi s’exprimer d’autres France que l’incendie ne touche guère en soi. Des militant.e.s des gilets jaunes qui rappellent les urgences sociales, ou d’autres qui rappellent d’autres drames en cours.
Il me semble compréhensible que l’on puisse profiter de la fenêtre ouverte par l’événement pour mettre celui-ci en perspective par rapport à d’autres événements qui sont marginalisés. Il me semble compréhensible aussi que les mises en scène du « nous sommes tous ensemble » suscitent l’agacement de toutes celles et ceux qui sont exclu.e.s le reste du temps de cette communauté. C’est une bataille pour l’accès à la représentation à la reconnaissance et à la visibilité, mais c’est aussi faire un pas de côté et dire, alors que les relais audibles et visibles de la tragédie appartiennent au pouvoir dominant , que l’on existe en dehors de cela , selon d’autres modalités etc. L’argument : pleurer pour Notre-Dame n’empêche nullement de pleurer aussi pour l’Amazonie ou les monuments du Yémen. Sauf que ce n’est jamais le cas : on ne donne un milliard qu’à ce qui le vaut bien.


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