Ô Martinique, je m’abreuverai à tes sources pour penser tes plaies (avec du sucre)

[edit : L’article ci-dessous, rapidement publié le 20 février matin après le début de la polémique sur Twitter, est une réaction raisonnée à ce que je considère comme un cas d’école. Zaka Toto a publié le même jour en soirée (heure métropolitaine) une longue mise au point qui récapitule l’affaire de son point de vue en apportant beaucoup d’informations nouvelles. À lire !]

Scandale ce matin comme la twittosphère en a le secret. Alerté par mon ami Grégory Pierrot, Professeur à University of Connecticut, je découvre un fil de discussion initié par le journaliste @ZakaToto, dont on peut par ailleurs lire le travail dans ZIST. Dénonçant un plagiat, Zaka Toto pointe du doigt un article de l’enseignante et activiste Laurence de Cock (dont le compte Twitter est inaccessible au moment où j’écris ces lignes), publié par Politis et intitulé « Les plaies sucrées de la Martinique coloniale » (le titre en soi pose problème, exotisant à souhait, mais en général les rédactions les imposent aux auteurEs). Grâce à une présence médiatique savamment entretenue, Laurence de Cock est bien connue des cercles de gauche pour ses prises de position et ses engagements sur divers fronts, souvent à contre-courant des discours dominants. Sans surprise, ses engagements ont pu lui valoir des attaques virulentes, même si on peut considérer que son capital culturel et social (et le fait d’être blanche) la rend moins vulnérable que d’autres militantEs. Cependant, dans l’affaire qui nous préoccupe ici, Zaka Toto, en parlant de plagiat, nous alerte avec raison. Il parle d’invisibilisation et son tweet a suscité de nombreuses réactions de soutien indigné.

En comparant les deux articles, on peine à identifier un plagiat formel. Sauf que… En effet, alors que l’article de L. de Cock est publié le 19 février 2020, la série d’articles de Zaka Toto est parue (dixit) « trois semaines avant le passage de Laurence de Cock en Martinique ». Les deux articles ont le même sujet. Ils évoquent chacun la visite controversée de Kémi Seba en mai 2018, l’histoire coloniale et la politique du sucre en Martinique, mais aussi plus particulièrement la situation de l’usine sucrière du Galion. Là où Laurence de Cock adopte une posture distanciée et plus surplombante, Zaka Toto élabore un récit enlevé, inscrit au coeur des événements qu’il décrit, sans pourtant renoncer à une rigueur historiographique, politique et théorique qui connecte le circonstanciel aux mouvements de l’histoire. À aucun moment Laurence de Cock ne cite le travail de Zaka Toto. Peut-être n’en avait-elle pas connaissance en écrivant son article ? C’est possible. Difficile de le savoir, difficile aussi de s’en persuader : à l’ère d’Internet, quiconque entame un travail, même ponctuel et modeste, sur un sujet quelconque effectue en général une rapide recherche sur le Web histoire de vérifier, recouper, rassembler des informations et surtout histoire de lire ce qui a déjà pu être écrit sur le sujet.

Invisibilisation. Comment ça marche ? Revenons au contexte de production de l’article publié dans Politis. Comme beaucoup d’intellectuelLEs blancHEs, Laurence de Cock est habituée à occuper tous les terrains. Ainsi, elle en vient à s’exprimer sur tous les sujets avec le confort, la légitimité et les certitudes conférées par la position hégémonique qu’elle occupe, qu’elle le veuille ou non. Débarquant en vacances en Martinique, elle décide pour des raisons qui lui appartiennent (à moins qu’il ne s’agisse d’une commande) de profiter de l’occasion pour publier dans un canard de gauche quelques considérations bien senties sur la situation socio-politique martiniquaise, en gardant l’angle historique qui est le sien. Bien entendu, s’il ne s’était agi que d’une note d’un carnet de voyage personnel, les réactions n’auraient pas été les mêmes. Publier dans un journal d’audience nationale confère à tout écrit un statut particulier. Malaise du voyage exotique ? Culpabilité coloniale latente ? Incapacité à se détendre pendant des vacances ? volonté de se distinguer du flot des touristes par la mise en scène d’un voyage intelligent ? Pourquoi avoir choisi ce sujet-là précisément ? Peut-être qu’en débarquant, à la recherche d’un sujet un peu chaud et susceptible de titiller les esprits métropolitains a-t-elle rencontré quelqu’un qui lui a parlé de cette histoire… peut-être que c’était un lecteur ou une lectrice des articles de Zaka Toto…

La révélation de l’antériorité de l’enquête publiée par ZIST (par ailleurs bien plus complète et intéressante!) met en évidence une série de mécanismes de l’invisibilisation des paroles non-blanches. Il n’y a rien de nouveau ici, et ce sont des choses qui ont été largement discutées depuis des décennies. Mais cette affaire du jour est un cas d’école. La mécanique de l’invisibilisation découle notamment de la stratégie d’occupation hégémonique de l’espace médiatique par les blancHEs. C’est une chose de profiter de son pouvoir pour porter une parole rare et critique dans des espaces hostiles ou difficiles d’accès. C’en est une autre que d’en profiter pour s’exprimer toujours avec la même autorité sur n’importe quel sujet, en conservant sa posture et sa légitimité d’intellectuelLE, même lorsqu’on ne connaît rien (ou presque) au sujet sur lequel on s’exprime. Cette boulimie suractive ne fait que renforcer l’hégémonie culturelle blanche alors même qu’elle se pose en critique de cette hégémonie. Curieusement, les intellectuelLEs blancHEs s’avèrent toujours « meilleurEs spécialistes » que les autres. Ne parlons même pas des personnes qui n’ont que leur légitimité de classe (populaire) à monnayer ou leur statut minoritaire : les autres les parlent toujours mieux. On l’a vu en études de genre à l’université où soudain des mecs hétéros blancs se découvrent une fibre féministe d’autant plus vibrante qu’elle ne remet rien en cause des traditionnels rapports de force inégalitaires dont ils bénéficient par ailleurs. Bénéfice matériel et symbolique, on gagne à tous les coups. Mais quand on critique l’hégémonie, un des enjeux lorsqu’on a du pouvoir est de savoir aussi l’utiliser pour « faire de la place aux autres », y compris au prix de la perte de ses privilèges. Autrement dit, dans le cas qui nous préoccupe, utiliser l’accès à Politis pour rendre visible ce qui existe déjà avant et sans l’intervention blanche néocoloniale.

Un second mécanisme de l’invisibilisation consiste à ne pas inscrire sa pensée ailleurs que dans la filiation du canon hégémonique ou, variante, à ne citer personne (ce qui revient à s’inscrire dans le canon hégémonique, dans la mesure où le public auquel on s’adresse est lui-même familier de ce canon-là). Là où Zaka Toto renvoie généreusement à Raphaël Confiant, Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Aimé Césaire bien sûr, mais aussi à la parole d’un ouvrier de l’usine du Galion et au leader indépendantiste Alfred Marie-Jeanne, l’article de Laurence de Cock (relativement court rappelons-le) apparaît comme une production auto-suffisante.

Ainsi, s’il est difficile de parler de plagiat en l’absence d’éléments matériels probants, en revanche, le manque de distance critique par rapport à la position hégémonique que l’on occupe, le fait d’être habité par un sentiment de légitimité enivrant, la reproduction d’un regard colonial exotisant, produisent l’invisibilisation violente d’un travail pourtant de qualité supérieure. Rien que de très banal ici…mais il serait temps que cela cesse.

Quelques heures après le tweet de Zaka Toto, Politis a ajouté dans les notes de bas de page la mention suivante : « Pour une série très complète sur le sucre, son histoire et les récupérations politiques, lire ce blog{: target= »_blank » }. », renvoyant à la série d’articles publiée par ZIST. Caramba encore raté ! Cette tentative de rattrapage fait long feu : qualifier ZIST de « blog » est simplement une réitération du mépris colonial. Car ZIST n’est pas « un blog », c’est une revue, présentée comme telle sur son site, à laquelle il est possible de s’abonner, et qui se déploie aussi bien sur le Web que dans une version papier.

Difficile de se réformer…

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