
Je viens de terminer de visionner Snowpiercer (Netflix, 2020), une série qui prolonge le film de Bong Joon Ho (2013), qui lui-même adaptait la bande dessinée française Le Transperceneige de Jacques Lob et Jean-Marc Rochette (1982), cette dernière concrétisant une idée préalablement développée par Lob avec le dessinateur Alexis au milieu des années 1970 (alors qu’une série de 17 planches avait été achevée, Alexis décède en 1977). Dans le genre trains et monde glacé, on peut rappeler qu’en 1980, GJ Arnaud débutait un des cycles les plus fameux de la S-F contemporaine, La Compagnie des Glaces. Un jeu de rôles fut tiré des livres en 1986, ainsi qu’une série télé en 2007.
Au 21è siècle, la fascination exercée par le rail est intacte et c’est dans les imaginaires forgés à la charnière du 19è et du 20è siècle que l’on puise les visions post-apocalyptiques sidérantes d’une modernité capitaliste et industrielle épuisée. Le train incarne idéalement la modernité capitaliste et la société de classes, en même temps qu’un spectacle cinématographique renouvelé (L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat, 1896). En l’absence d’extérieurs (on n’a que de très brefs aperçus des étendues parcourues par le train, et de rares plans de ruines ou villes abandonnées), l’intérêt de Snowpiercer réside essentiellement dans la mise en scène d’une société humaine réduite au huis-clos d’un train interminable (si l’on compte une longueur moyenne de 16 mètres par wagon, le train doit faire environ 17km de long). Peu importe que l’argument politique soit cousu de fil blanc et que la figure hobbesienne du Leviathan soit un peu trop évidente, on ne demande qu’à se laisser (em)porter. La formule récurrente qui referme les prises de parole de Melanie Cavill (un train long de 1001 voitures…) renvoie évidemment aux 1001 Nuits, à l’idée que la voix posée et envoûtante de Cavill est celle d’une conteuse qui détourne notre attention, avec ses mises en scène et récits quotidiens, de la réalité du train.
Esprit du temps oblige, c’est par le biais des enjeux du réchauffement climatique que l’on aborde la question des inégalités sociales et de la lutte des classes : la conscience d’habiter le même monde (c’est-à-dire d’être dans le même bateau) prend le pas sur la conscience de classe. Dans Snowpiercer, à l’heure du choix, la révolution prolétarienne cédera la place à la poignée de main façon Metropolis. Les « tailies » sont des voyageurs sans billets hors-classe relégués au bout du train dans des conditions de vie qui les assimilent à un néo-sous-prolétariat oscillant entre force contre-révolutionnaire et conscience de classe émergente. Forcément : les éléments issus des classes les plus populaires sont aussi les moins fiables (voir le personnage de Pike, ancien truand), tandis que le mouvement révolutionnaire est porté par une ancienne vétérinaire (Josie) et un ancien policier expérimenté (Layton), ce dernier faisant figure de Spartacus postmoderne. L’alliance des tailies avec la troisième classe et quelques représentant-e-s de la classe moyenne du train (Miss Audrey, Terence,…) se noue initialement contre l’ensemble des passager.e.s de 1ère classe, avant qu’une scission interne transforme Mélanie Cavill (véritable cheffe d’orchestre de la politique à bord) en figure rédemptrice à même de réconcilier les composantes antagonistes de la société snowpiercienne. Ce retournement de situation est rendu possible par l’élimination du couple maléfique des Folger, ultra-riches alliés à un sinistre et fascistoïde chef de la sécurité qui voudrait restaurer l’ordre à son profit.
En attribuant ainsi la responsabilité de la nature inégalitaire de la structure sociale en vigueur à la volonté d’une élite ultra-riche et ultra-minoritaire représentée par une famille particulière et ses affidés, le récit transforme Mélanie Cavill en agente du réformisme aisément opposable à l’idéalisme de Layton. Ainsi, tout le récit de la première saison aboutit à tourner en dérision la naïveté politique et l’inexpérience de Layton et de ses troupes (l’ennemi vaincu, la société se disloque et le train sombre dans le désordre, les pratiques auparavant souterraines s’exposant désormais au grand jour). Autrement dit, tout en nous présentant au début de la saison une révolution portée par un homme noir aussi charismatique que sensible, intelligent, généreux et solidaire, cette révolution tourne court à l’épreuve du réel et le leader noir montre vite son incapacité à diriger. Il revient donc à la femme blanche de prendre acte du nouveau rapport de force sans pour autant conserver le fardeau du pouvoir : désormais, elle tient tête à Layton en l’obligeant à se salir les mains, sur le mode « la responsabilité et le fardeau du chef c’est devoir tuer des gens pour en sauver d’autres ». Lorsque Layton doit sacrifier une partie des siens pour sauver le reste de la population à bord, le seul personnage trans de la série (Clay, le serveur de la nightcar, interprété par Tom Kirk) fait partie du lot. Ainsi, bien que la nightcar dirigée par Miss Audrey apparaisse comme un espace queer (Lena Hall qui interprète le personnage, a été primée pour son rôle dans la reprise à Broadway d’Hedwig and the angry inch et elle est une figure LGBT), cela n’a pas vraiment d’importance dans l’histoire. Une manière comme une autre de reprendre les choses en main : à partir de là, Layton apparaît comme subordonné aux logiques qui présidaient à l’action de Cavill. Opportunément, on a découvert peu auparavant ce retournement final qu’elle n’appartenait pas à la caste dirigeante qu’incarnent les Folgers, puisqu’elle est issue d’une famille paysanne et qu’elle a construit son brillant parcours d’ingénieure au mérite : c’est elle la véritable conceptrice du train, Wilford n’est qu’un homme d’affaires qui a transformé cette utopie en moyen d’accroître son pouvoir et sa richesse.
Le moins que l’on puisse dire est que cela sonne curieusement dans une ère post-Obama où l’échec de Clinton face à Trump a été présenté par le camp de la sénatrice démocrate comme relevant de la responsabilité de la gauche réunie autour de Bernie Sanders. Voici donc un homme noir porteur d’un discours social et égalitaire révolutionnaire (d’une radicalité toute relative au demeurant) qui se fait littéralement reprendre (dans la dernière partie de l’épisode 9) par une femme blanche, incarnation d’un certain modèle féministe progressiste : à la fois politicienne, mère, ingénieure de génie, amante, cheffe de l’Hospitalité (le service de relations publiques) donc figure du care si valorisé ces temps-ci dont le rôle consiste à prendre soin des passager-e-s (qui ont payé leur billet, pas les tailies), elle est aussi capable de se battre. En comparaison, Layton est un père en devenir – son ancienne compagne, Zarah, porte leur enfant -, un amant, leader politique, il prend soin des siens mais sa vision est présentée comme partielle, il ne voit pas « the big picture », il n’a pas de génie particulier en dehors d’être un bon policier (talent sur lequel on passe d’ailleurs assez vite puisque l’enquête qui aurait pu le valoriser est résolue dès le 4è épisode) et c’est Miles, le fils adoptif de Josie qui est supposé reprendre le flambeau le jour où Melanie ne pourra plus s’occuper du train. Melanie assume de surcroît les caractères de la blanchité postcoloniale (mélancolie – elle pense avoir perdu sa fille et en être responsable -, souffrance sacrificielle – c’est vraiment dur de devoir torturer des gens pour maintenir l’ordre social-, etc). Ainsi, si la configuration du train permet au récit de prendre les apparences d’un discours révolutionnaire, in fine la saison se conclue sur l’invalidation de l’idéalisme social du leader noir et la réinstauration du pragmatisme réformiste blanc (qui consiste à théoriser « l’inégalité nécessaire à la survie du plus grand nombre »). On aura connu plus original que ce stéréotype de l’immaturité politique de l’homme noir et du modèle partenarial inégalitaire femme blanche/homme noir figuré jusque sur certaines affiches.