Le continent du désastre : l’Afrique et l’imaginaire post-apocalyptique dans le cinéma de science-fiction

Cet article paraîtra dans un prochain numéro de la revue Cinémaction. Je vous en propose un bref extrait. Il présente une partie de mon travail actuel sur la science-fiction et les questions postcoloniales/décoloniales.

Si le traitement des événements du 11-Septembre est initialement marqué par l’absence d’image du carnage et une stratégie de l’invisibilité et de l’effacement, on observe à plus long terme, dans les années 2000-2010, le déploiement d’une esthétique du désastre et le retour en force d’un imaginaire post-apocalyptique au cinéma (Je suis une légende, Mad Max : Fury Road), en bande-dessinée (The Walking Dead), dans les séries télévisées (Falling Skies, Fringe) et dans les jeux vidéo (The Last of Us, Fallout 4). Par ailleurs, depuis plusieurs décennies, l’Afrique incarne, dans l’imaginaire collectif occidental, le continent du désastre, en même temps qu’une terre de l’altérité radicale. Immense territoire paradigmatique des contradictions de l’humanité au XXIè siècle, l’Afrique vue d’Occident convoque des représentations puissantes de la nature sauvage et primitive (Tarzan, D.Yates, 2016) et véhicule l’image d’un développement postcolonial chaotique. Elle est perçue comme ravagée par les guerres, les épidémies, la famine, la surpopulation, la pollution, et les formes les plus prédatrices du capitalisme. Elle est, dans le même temps, le terrain d’expériences urbaines hors-normes, de pratiques high-tech (la quasi-totalité de la population est aujourd’hui équipée de téléphones mobiles) et de solidarités transnationales mondialisées : voici quelques éléments qui dessinent les contours d’une subjectivité africaine contestant les assignations néocoloniales misérabilistes et paternalistes.
Tenant compte de ces représentations, et dans la mesure où le 11-Septembre constituerait sinon un tournant, du moins un jalon, dans la représentation de la relation postcoloniale entre identité et altérité, serait-il possible de voir dans l’essor de la science-fiction africaine ces dernières années comme une tentative de ré-élaboration, au sein de la culture globalisée, des subjectivités noires ? Il faudrait alors rappeler l’ancienneté des liens entre science-fiction, fantasy, et cultures afro-américaines, en citant par exemple Martin Delany, qui publie en 1859 Blake, or the Huts of America, un feuilleton d’anticipation imaginant une révolte des esclaves des états du Sud états-unien et la fondation d’une nouvelle nation à Cuba, ou encore Of One Blood : Or, the Hidden Self de Pauline Hopkins, publié en 1902-1903, dans lequel un étudiant en médecine, métis qui passe pour être blanc, va prendre conscience de l’importance de son héritage africain en découvrant une civilisation perdue en Ethiopie qui a poursuivi une évolution autonome. Autre exemple, dans une nouvelle post-apocalyptique intitulée The Comet et publiée en 1920, W.E.B. Du Bois, un des plus fameux penseurs africains-américains, met en scène un homme noir et une femme blanche, seuls survivants du crash d’une comète qui, en dégageant un gaz toxique, a détruit toute vie à New York.

Par la suite, de Sun-Ra, jazzman multi-instrumentiste promoteur, dans les années 1960-1970, d’une imagerie pharaonique croisant mysticisme et science-fiction aux écrivains Samuel Delany et Octavia Butler, en passant par les tableaux d’Ellen Gallagher, tout un ensemble d’artistes oeuvrant dans différents domaines ont été regroupés – ultérieurement – sous le label de l’Afrofuturisme. Ce terme, qui apparaît pour la première fois sous la plume de Mark Dery en 1994, marque la volonté politique et intellectuelle de prendre acte de la centralité des thèmes de la science-fiction et des représentations de la technologie dans la façon dont nombre d’artistes afro-descendants et africains traitent des problématiques des peuples noirs diasporiques (aux Etats-Unis et ailleurs).
Ainsi, bien qu’il ne soit pas simple de définir une mouvance aussi complexe, pourrait-on en proposer, à partir de diverses suggestions, la définition suivante : l’Afrofuturisme est une esthétique qui articule science-fiction, fantasy et histoire en vue de décrire les spécificités de l’expérience africaine-américaine – y compris dans sa relation avec les diasporas noires et l’histoire africaine telle qu’elle a été occultée par l’esclavage et le colonialisme. Comme le souligne Achille Mbembe, l’Afrofuturisme « déclare que l’humanisme est désormais une catégorie désuète » et constate « la mise en échec de l’idée d’espèce humaine en raison de « l’expérience nègre ». En effet, « le Nègre est […] cet humain qui aura été forcé de revêtir les habits de la chose et de partager le destin de l’objet et de l’outil. » Dès lors, « prenant appui sur la littérature fantastique, la science-fiction, la technologie, la musique et les arts performatifs, l’Afrofuturisme tente de réécrire cette expérience nègre du monde en termes de métamorphoses plus ou moins continues, d’inversions multiples, de plasticité y compris anatomique, de corporalité au besoin machinique. »
Face à l’esthétique du désastre, qui se déploie à l’envi dans la science-fiction occidentale-blanche depuis le 11-Septembre 2001 – produisant une vision du futur où le désastre est la plupart du temps associée à l’altérité radicale -, l’Afrofuturisme revendique donc une autre conception du futur. Celle-ci s’avère moins centrée sur la seule condition humaine, et s’affirme distanciée du nouveau « Fardeau de l’Homme Blanc » que constitue la condition mélancolique post-apocalyptique  (c’est-à-dire la façon dont, pour les Blancs, après la catastrophe absolue, le sentiment de perte et la quête de son dépassement dans une condition post-humaine (Matrix, The Island,…) s’érige en nouvel étalon civilisationnel).

A rebours de cette vision, l’Afrofuturisme revitalise le monde ici et maintenant en proposant de ré-alimenter des relations nécrosées, ou d’imaginer de nouveaux rapports (aux non-humains, au végétal, par exemple, comme dans Pumzi, le court-métrage du kenyan Wanuri Kahiu sorti en 2010 – ce que Mbembe qualifie de passage de la condition humaine à la condition terrestre). D’un point de vue philosophique, la poétique de la relation d’Edouard Glissant, qui conceptualise le passage d’une identité-racine à une identité-rhizome dans le cadre d’un processus de créolisation du monde, s’entrelace avec les motifs de l’Afrofuturisme et peut nous aider à mieux saisir, en tant que lecteurs francophones, la nature proliférante (et rhizomique) des forces  de contestation de l’hégémonie occidentale-blanche.
Ceci posé, il convient toutefois de rappeler une évidence : si certains artistes peuvent explicitement se reconnaître dans l’Afrofuturisme – et s’en revendiquer -, nombre d’entre eux peuvent aussi bien oeuvrer sans s’y référer tout en s’y voyant rattachés ensuite par l’effet de rationalisations académiques. Autrement dit, signaler l’importance de l’Afrofuturisme dans l’appréhension des questions que nous traitons ici n’impose nullement d’y reconduire forcément toute production africaine de science-fiction. (…)

à suivre…

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