Orientalisme numérique : quelques notes sur les jeux vidéo Syberia et Assassin’s Creed

syberia-switch-893cca95__830_470.jpgSyberia (2007, Microïds)

La sortie en 2017 du troisième opus du jeu Syberia conçu par Benoît Sokal pour Microïds m’a encouragé à reconsidérer quelques notes sur Syberia et Assassin’s Creed (le premier volet de la série) que j’avais publiées en 2009 dans la revue POLI – politique de l’image. A l’époque, mon approche des jeux vidéo était marquée par des préoccupations un peu différentes. J’exerçais alors des fonctions de direction dans une structure nationale d’éducation populaire et d’éducation à l’image et je faisais partie des personnes qui tentaient, dans un milieu souvent arc-bouté sur la défense du cinéma – 7è Art, d’ouvrir à des pratiques et des contenus différents – parmi lesquels les jeux vidéo. J’avais ainsi organisé un colloque professionnel intitulé « A quoi sert le cinéma? » en avril 2008, au Centre Wallonie-Bruxelles à Paris, qui avait rassemblé plus de 200 professionnel.le.s, élu.e.s et institutions. Le CNC entamait à l’époque une évolution vers une affirmation de sa politique de soutien à la création vidéoludique et Véronique Cayla, directrice générale, avait suivi la manifestation avec intérêt comme faisant partie d’un ensemble d’initiatives – encore rares à l’époque – qui revendiquaient pleinement la dimension culturelle et artistique du jeu vidéo. L’article que j’avais publié dans POLI reflétait donc les préoccupations qui étaient alors les miennes : défendre la légitimité culturelle du jeu vidéo ; prendre en compte les pratiques vidéoludiques dans la mise en place des politiques d’éducation populaire et d’éducation à l’image ; développer des stratégies et des actions de formation et de programmation ; mettre en place des liens avec certains acteurs de l’industrie; construire une approche critique des représentations vidéoludiques sur le modèle de ce que je faisais déjà pour le cinéma avec la revue Tausend Augen, à partir d’une double approche cultural et gender studies.

Je reprends donc mes notes de l’époque presque dix ans plus tard et beaucoup de choses ont changées. J’ai donc expurgé le texte qui suit des éléments qui se rapportent aux enjeux de l’éducation à l’image. En revanche, ce qui n’a pas changé finalement c’est le peu d’études du jeu vidéo, surtout en France, du point de vue postcolonial et de la race et du racisme. Avec mon collègue Pierre Désiré Cras, nous avons annoncé cette semaine la parution à venir d’un livre intitulé (titre de travail!) Devine qui vient jouer ce soir? Représentations raciales et gaming postcolonial. Ce livre commun prend, dans mon travail personnel, la place d’un premier jalon. En effet, j’envisage de publier par la suite sur deux autres thèmes : le premier – sous l’intitulé « orientalisme numérique » pour reprendre le titre de cet article originel paru en 2009 – recouvre l’histoire et l’importance des représentations orientalistes dans les jeux vidéo. Le second thème, que je place pour l’instant sous l’intitulé de « paysages vidéoludiques », portera comme on le devine sur cette notion de paysage mais que je mettrai à l’épreuve d’une approche postcoloniale/décoloniale et esthétique plutôt que simplement formaliste.

Les quelques notes qui suivent, extraites de mon article de 2009, on l’aura compris, se rattachent donc au projet « orientalisme numérique ».

 

Syberia

Syberia I (2002) et Syberia II (2004) est en réalité un même jeu en deux parties, l’action du second débutant exactement là où celle du premier s’arrête. Syberia III (2017) vient compléter et clore la trilogie selon un principe sériel sacrifiant désormais au transmédia (voir par exemple la publication du roman). On incarne Kate Walker, jeune avocate new-yorkaise employée par une multinationale et chargée de mener à bien le rachat d’une usine d’automates dans le village alpin imaginaire de Valadilène. Mais Hans Voralberg, le propriétaire de l’usine, est parti longtemps auparavant pour Syberia, terre lointaine faisant à la fois allusion à la Sibérie de notre monde et à une contrée mythique où l’on trouve d’étranges créatures, les Youkoï (Youkis), ainsi que des mammouths.

youkis
Microïds/Benoît Sokal

Kate Walker part sur les traces de Hans à bord d’un train conduit par un automate à travers une Europe centrale uchronique, élaborée à partir d’un certain nombre de stéréotypes occidentaux sur les sociétés communistes de l’Est (dans des entretiens, Sokal a précisé qu’il avait été fasciné par certaines visions post-soviétiques, des friches industrielles aux catastrophes naturelles comme l’assèchement de la mer d’Aral et ses carcasses de bateaux…). Le succès dans les années 1980-1990 des bande dessinées d’Enki Bilal a certainement contribué à populariser dans l’imaginaire collectif français cette imagerie industrielle décadente qui fascine Sokal et à partir de laquelle il construit les décors de son jeu. On retrouve d’ailleurs au catalogue de White Birds Productions, la société que Sokal a fondée avec quelques associés (disparue en 2011 en raison de difficultés financières), une adaptation du fameux album de Bilal La foire aux Immortels, tandis que l’échec du jeu vidéo projeté avec François Schuiten (l’auteur des Cités Obscures) a donné lieu finalement au projet Aquarica. Citons également un autre jeu édité par White Birds, Last King of Africa (anciennement nommé Paradise), et nous verrons se dessiner une certaine cohérence thématique entre les divers projets conduits par Sokal, autour d’un certain goût orientaliste pour l’exploration et l’aventure;

Magnification de la Connaissance et du Savoir Rationnel dans la cité universitaire de Barrockstadt, puissance suggestive et archaïsme de la science dans le complexe industriel de Komkolzgrad, ou persistance de la tradition dans la cité thermale d’Arabald, entre image des villégiatures des apparatchiks du régime soviétique au bord de la Mer Noire et goût aristocratique décadent.

Les villes traversées sont remarquablement peu peuplées, voire désertes, ce qui du point de vue du gameplay favorise l’introspection et la contemplation, donnant au voyage de Kate Walker une dimension initiatique. Plus on s’enfonce dans ces terres « inconnues », plus on régresse vers un état de civilisation primitif. La plupart des personnages rencontrés au fil de l’aventure sont soit des personnages secondaires, soit des personnages inscrits dans une temporalité figée (à l’Est, là où le temps s’est arrêté…), soit des personnages caricaturaux (Ivan, le trafiquant slave auquel il est bien entendu impossible de faire confiance).

Le fait de jouer une femme n’est absolument pas significatif, si ce n’est que l’allusion à Lara Croft semble évidente. Si Kate Walker se déprend peu à peu du lien qui la maintient à son employeur – harceleur (il l’appelle régulièrement sur son téléphone portable pour lui demander des comptes sur sa mission), elle ne s’en libère que pour mieux épouser une autre vision masculine et mystique, celle d’Hans Voralberg, artiste génial et misanthrope, inventeur de Syberia et, sans doute un peu, alter ego de l’auteur du jeu lui-même.

Ce qui distingue Syberia, c’est son ambition affichée à donner au jeu vidéo le caractère d’une oeuvre (voir à ce sujet l’importance du rôle joué par le cahier de croquis, qui se présente à la manière d’un cahier d’explorateur, identifiant et classifiant l’habitat et les habitants des contrées traversées). Cette ambition de faire oeuvre s’accompagne de la volonté de créer tout un monde cohérent. Si les deux premiers volets du jeu ont bénéficié d’un accueil plutôt bon dans la communauté vidéoludique, on ne peut pas dire que le jeu fut un « hit ». Cela ne s’explique pas seulement par le choix des mécanismes de jeu – le point-and-click tant décrié par certains et que j’avoue apprécier pour certains jeux. Sorti en effet au plus fort des polémiques sur les dangers du jeu vidéo, Syberia a fait figure de contre-modèle à GTA et autres HALO, mais en même temps on ne peut pas dire que c’est forcément ce que tout le monde avait envie de voir. De plus, sa tonalité adulte en faisait dès le début le jeu idéal pour plaire aux parents. Mais, en affinant un peu, on peut aussi voir que Syberia a pu représenter, du fait même de son ambition de faire oeuvre artistique, un modèle idéal de légitimation culturelle du jeu vidéo.

Syberia est signé Benoît Sokal, son nom figure sur la jaquette, ce qui est exceptionnel pour un jeu vidéo. L’auteur de bande dessinée connu pour avoir créé l’Inspecteur Canardo s’est lancé dans la création de jeux vidéo à la fin des années 1990. Un précédent opus remarqué sur PC, L’Amerzone (1999), reprenait déjà les codes et l’imaginaire de l’aventure et de l’exploration qui de Pizarro à The Lost City of Z en passant par Indiana Jones, fournissent tant de récits aux productions culturelles occidentales.

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L’Amerzone, 1999 (Benoît Sokal, Microïds)

 

L’Amerzone avait frappé par le soin apporté aux décors, l’atmosphère sonore sophistiquée d »une jungle amazonienne subtilement décalée, tandis que s’exprimait déjà un imaginaire fondé sur un bestiaire inventif, le goût de l’exploration et la mélancolie d’un monde « de la pureté » en voie de disparition dont le joueur révèle les traces et dévoile les apparences tout au long de son parcours.

Dans L’Amerzone, le joueur incarne un jeune reporter qui découvre de nos jours le journal et le carnet de croquis d’un explorateur des années 1930, Alexandre Valembois. Celui-ci a fraternisé avec la population indigène d’Amerzone, avant de dérober l’oeuf géant d’un oiseau blanc, le « White Bird », qui donnera son nom à la société fondée par Sokal. Le récit colonial classique de L’Amerzone est mis en perspective durant l’aventure par une critique du comportement initial de l’explorateur, mais si l’on se plaçait du point de vue indigène cette astuce évoquerait surtout (plutôt qu’une véritable critique politique et morale de l’acte colonial) la capacité de l’Homme blanc à se pardonner lui-même la faute qu’il a commise en mettant en scène le spectacle conscient de se propre culpabilité.

Sokal a publié un ouvrage autour de Syberia intitulé Esthétique du jeu , comprenant dessins et croquis agrémentés d’un dialogue vaguement réflexif avec Gérard Lémarié. Ce livre au titre un peu prétentieux n’en est pas moins intéressant en ce qu’il révèle une part du projet commercial et esthétique à l’oeuvre : Sokal s’y pose par exemple en créateur qui préside à la naissance d’un monde, fort de la beauté de ses dessins et de la fascination indéniable qu’exerce son univers. De fait, un jeu comme Syberia privilégie l’immersion dans l’univers graphique d’un auteur au gameplay, le spectacle du film-jeu à « l’interactivité », le récit linéaire et unifié aux ramifications narratives. De plus, c’est bien le geste auteuriste qui facilite l’expression des codes orientalistes, ces derniers apparaissant comme la justification d’un projet artistique plutôt que comme des énoncés idéologiques.

Du point de vue du gameplay, la linéarité de l’intrigue, le fait que l’on ne puisse pas mourir, le rythme lent et l’absence totale de séquences de combat ne sont pas nécessairement des caractéristiques qui nuisent à un jeu, mais dans ce cas particulier, elles  forcent le joueur/la joueuse à épouser les contours de la vision de l’auteur.

D’une certaine manière, Assassin’s Creed (Ubisoft, 2007) s’inscrit dans le prolongement de Syberia. En reprenant l’idée qu’il fallait exploiter un créneau à mi-chemin entre le jeu éducatif et artistique et le divertissement, Ubisoft prolonge le projet sokalien en le dotant de caractéristiques propres à emporter l’adhésion du grand public (notamment à l’époque sur le plan des graphismes et du gameplay). Il faudrait creuser cette comparaison. Toujours est-il que Assassin’s Creed marque une étape cruciale dans la reconnaissance du jeu vidéo en tant qu’oeuvre de création. A cet égard, la campagne de lancement fut exemplaire. On a vu alors sur à peu près toutes les chaînes de télévision et sur Internet un clip réalisé à partir du moteur graphique du jeu au son de Inertia Creeps de Massive Attack. Le choix de ce groupe permettait à l’époque (ils sont plus vieux aujourd’hui) de cibler les trentenaires urbains branchés (l’âge moyen des joueurs/joueuses tournant autour de 35 ans).

MV5BNjgwODZlMmYtY2NiOS00YjY5LWFjYjktOTFlMTZlM2Y3NTRkXkEyXkFqcGdeQXVyNjQxNjk4Mzc@._V1_.jpgAssassin’s Creed (Ubisoft, 2007)

 

En lançant le jeu, on pouvait alors apprécier le message suivant : « Ce jeu a été conçu par des personnes d’origines et de confessions diverses ». C’est, à ma connaissance, la première fois qu’une stratégie marketing s’emparait à ce point de l’enjeu multiculturel dans un jeu vidéo. Quelques indications pour les personnes qui ne connaissent pas le jeu. On y incarne Altaïr, membre de la Secte des Assassins qui lutte contre l’influence des Croisés en terre musulmane – et, en effet, il est clairement fait état d’invasion. Ici, l’acte postcolonial de déracinement substitue à la recherche des origines une réinscription ici et maintenant, dans un décentrement culturel qui propose l’exercice de l’altérité comme la condition d’un nouvel universalisme.

Au début du jeu, on incarne le personnage de Desmond, retenu prisonnier dans un laboratoire à notre époque. Il est plongé dans le passé médiéval des Croisades grâce à une machine appelée Animus, qui permet de décoder la mémoire génétique d’un individu (là aussi quelque chose à creuser) et de lui faire revivre le passé de ses ancêtres. On ne le sait pas encore, mais Desmond est un pion au coeur d’une immense machination temporelle. Plus on agit en conformité avec le credo de l’assassin, plus le personnage d’Altaïr se trouve synchronisé avec l’Animus, et plus grandes sont ses chances de réaliser des prouesses.

La reconstitution historique n’est pas la réussite première du jeu, en dépit d’une certaine ambition affichée en la matière qui se consolidera au fil des différents opus. Le monde médiéval du jeu ressemble surtout à une sorte d’utopie interculturelle décentrée. De Desmond à Altaïr, le joueur/la joueuse négocie un statut hybride, qui s’inscrit dans le récit d’une reconquête identitaire par la réappropriation et l’intégration de la « mémoire génétique » ancestrale. Ce qui est intéressant, c’est l’espace dévolu à une « orientalité » certes relative, mais bien présente, par laquelle passe le processus de réinscription identitaire. Par exemple, les actions du joueur/la joueuse sont censées faire évoluer Altaïr d’une attitude arrogante stéréotypée, masculine et « arabe », à un « état » de sagesse qui n’est pas sans évoquer l’idéal Neo de Matrix. L’adaptation libre du « mythe » de la Secte des Assassins d’Hassan el-Sabbah et de la Forteresse d’Alamut, mythe très populaire que l’on retrouve par exemple à la même époque dans Batman Begins (Christopher Nolan, 2005), fait inévitablement écho à Oussama Ben Laden et Al Qaïda. On a même droit dans le jeu, en guise de rite d’initiation, à la séquence du sacrifice des martyrs, qui s’avère être un simulacre destiné à impressionner l’adversaire.

On s’aperçoit au fil d’Assassin’s Creed que l’altérité orientale et arabe est renvoyée à un stade antérieur de développement sur la ligne historique imaginaire conduisant à la modernité occidentale (si Altaïr est l’ancêtre de Desmond, ce dernier a perdu tout trait d’arabité sur la route du temps). Ainsi s’exerce dans Assassin’s Creed, selon de nouvelles modalités qu’il convient d’analyser plus en profondeur, le discours orientaliste classique (popularisé par exemple par un film comme Lawrence d’Arabie) qui construit le « voyage en Orient » comme un récit initiatique de ressourcement de l’identité blanche, occidentale, masculine, hétérosexuelle et chrétienne. Pour le dire autrement, et c’est ce qu’il conviendrait de démontrer à travers une analyse précise, l’entreprise à l’oeuvre dans Assassin’s Creed est celle d’une reformulation des conditions d’exercice de l’universel occidental. A cet égard, une étude complémentaire de la réception publique du jeu semble également absolument nécessaire.

 

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