Le Jeune Ahmed ou la leçon de morale des frères Dardenne aux musulman.e.s

(extrait d’un article paru le 4 juillet 2019 sur le site Le genre et l’écran)

Un jeune garçon de 13 ans, Ahmed (Idir Ben Addi), se « radicalise » en suivant les enseignements de l’imam du quartier. L’institutrice (Myriem Akheddiou) s’aperçoit rapidement de l’évolution du comportement d’Ahmed et s’en inquiète. L’histoire tourne au drame lorsque le jeune garçon tente d’assassiner son institutrice…

L’articulation terrorisme – (homme) arabe – islam n’est pas nouvelle au cinéma. [1] On pourrait certainement, sur une durée longue, mettre en relation avec profit les films produits sur le sujet en France, en Belgique, au Maroc, en Tunisie et en Algérie. À partir de l’année 2015, marquée par l’attaque contre la rédaction de Charlie Hebdo et le massacre au Bataclan à Paris, on observe une augmentation des productions consacrées au terrorisme islamiste et à ce qu’on appelle communément la « radicalisation ». Citons par exemple Les Cowboys (Thomas Bidegain, 2015), Taj Mahal (Nicolas Saada, 2015), Made in France(Nicolas Boukhrief, 2016), Bastille Day (James Watkins, 2016), Ne m’abandonne pas(Xavier Durringer, 2016), La Chute des hommes (Cheyenne Carron, 2016), Le ciel attendra(Marie-Castille Mention-Schaar, 2016), La Route d’Istanbul (Rachid Bouchareb, 2016), Fractures (Harry Roselmack, 2017). La sortie à intervalles rapprochés de Exfiltrés(Emmanuel Hamon, mars 2019), L’Adieu à la nuit (André Téchiné, avril 2019) et Le Jeune Ahmed (Luc et Jean-Pierre Dardenne, mai 2019) confirme le goût des producteurs pour le sujet (le public semble moins enclin à se précipiter dans les salles), dans un contexte belge et français plombé par l’islamophobie et les dérives autoritaires et répressives du pouvoir.

Des cinéastes qui jouent à domicile

Les frères Dardenne font partie du cheptel cannois. Celui-ci ne se renouvelle que très parcimonieusement – au nom de la « fidélité aux auteurs ». Assumant un style identifiable (même si leur credo est de ne pas avoir de style), une démarche créative intellectualisée (qui se traduit notamment par la publication de livres détaillant leur méthode), un « univers » personnel (ancrage social et territorial des sujets traités), une image de refus du compromis (privilégiant des acteurs et actrices inconnu.e.s – ils tournent pourtant avec Marion Cotillard pour Deux jours, une nuit en 2014 ou avec Cécile de France pour Le gamin au vélo, 2011 –, les Dardenne sont assurément de bons élèves de l’Art et Essai. Bien récompensés de leurs efforts ! même si leurs films, austères, ont une audience très limitée, la presse les encense, les festivals les distinguent, en particulier celui de Cannes.

Le Jeune Ahmed est le 9è film que les frères Dardenne présentent sur la Croisette. À l’exception de La Promesse (1996), repéré par la Quinzaine des réalisateurs, tous les films du duo belge ont été retenus en sélection officielle. Ils ont été primés plusieurs fois pour leur travail (Prix du scénario 2008, Grand prix en 2011 – l’échelon immédiatement inférieur à la récompense suprême) et surtout ont remporté deux fois la Palme d’Or, en 1999 avec Rosetta puis en 2005 avec L’Enfant. Les Dardenne sont à la fois des membres du cénacle des Auteurs du cinéma européen – ce qui leur garantit un accueil critique constant – et des artisans du cinéma que l’on dit « social », un fourre-tout où l’on range aussi Ken Loach – ce qui leur confère une autorité morale (nul ne questionne leur légitimité à s’emparer de tel ou tel sujet de société). Enfin, ils sont aussi producteurs/co-producteurs de plus de 30 films de fiction (De rouille et d’os, Jacques Audiard, 2012 ; La Part des anges, Ken Loach, 2012 ; Le Journal d’une femme de chambre, Benoît Jacquot, 2015), sans compter leur activité dans le documentaire. Le Jeune Ahmed a reçu cette année le Prix de la mise en scène. Ils sont sans doute aujourd’hui les cinéastes les plus primés de l’histoire du Festival.

La morale adoucit les meurtres

En recevant leur récompense en mai dernier, Luc Dardenne a déclaré que Le Jeune Ahmed était une « ode à la vie », et que leur souhait avec ce film était de répondre au « populisme identitaire » et aux « crispations religieuses du moment » en filmant « un appel à la vie, ce qui est aussi la vocation du cinéma ». La question qu’on peut se poser : une ode à la vie de qui ? Tant le film semble s’acharner à réduire son personnage principal à l’état d’ectoplasme, jusqu’à l’achever – tout jeune adolescent, Ahmed finira sa vie paraplégique, si l’on en croit la séquence finale. Selon leur habitude, les Dardenne filment le corps de leur protagoniste au plus près, d’une caméra portée qui ne lâche pas Ahmed d’une semelle, ne lui laissant aucun espace de respiration. Cette façon de filmer donne l’impression que le personnage est constamment en train d’essayer de fuir, d’échapper à notre œil inquisiteur. Lorsque le jeune garçon escalade le toit de la maison de son institutrice pour la surprendre chez elle et la tuer, il perd l’équilibre et chute lourdement. Jusque-là, la caméra parvenait encore à le suivre à peu près, en légère contre-plongée, à peine distancée. En suivant d’un rapide panoramique haut-bas la chute du corps, l’axe de la caméra rencontre l’obstacle du toit derrière lequel Ahmed disparaît brusquement. Tout aussi brusquement, le mouvement de caméra s’interrompt, avec un soubresaut, comme si la caméra était elle-même tombée des mains de l’opérateur.

Ce plan, qui s’inscrit dans le refus des Dardenne de toute dramaturgie dans le montage, rappelle la présence matérielle du filmeur (quelqu’un tient la caméra). Pourquoi choisir ce moment précis pour effectuer ce rappel – quand tout le film travaille au contraire à une forme de distance « neutre », en accord avec le souci des réalisateurs (maintes fois répété) de ne pas encourager l’identification spectatorielle ? Les Dardenne en effet rejettent « toute psychologie ». Ce credo leur vaut d’être souvent comparés à Robert Bresson et d’être qualifiés de jansénistes (même si d’autres commentateurs diront que cette comparaison ne tient pas). Dans leur livre, Au dos de nos images, ils affirment : « Il faut que tous les éléments (décor, acteur, lumière) soient fondus dans un même sentiment, une même impression de vie brute, sans apprêt, qui se déroule devant la caméra, mais qui aurait pu se dérouler en l’absence de celle-ci ». Que le style des Dardenne soit immédiatement reconnaissable en dépit de leurs élaborations théoriques sur un « cinéma sans style » demeure un mystère. En tout cas, la contradiction n’a pas l’air de les déranger.

À l’instar de Bresson, les Dardenne croient en une vérité objective du cinéma. Comme le rappelle Sébastien Hoët [2], Bresson, toutefois, distinguait entre cinéma (du « théâtre photographié ») et cinématographe (avec lequel on élabore des images non représentatives qui permettent de faire « un voyage de découverte sur une planète inconnue [3] »). On retrouve ici l’idée de la morale (en tant que concept du Bien) comme condition de l’esthétique – idée qui a occupé toute une partie de la critique (Bazin, Rivette,…) et des cinéastes après la Seconde Guerre mondiale.

(pour lire la suite et découvrir les détails du supplice du jeune Ahmed, rendez-vous sur le site Le genre et l’écran).

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